Aujourd’hui il est assez difficile de se faire une idée de la Russie qui diffère un tant soit peu d’une opinion-condamnation officielle, unanime et bien rodée ! Après toutes les guerres chaudes, tièdes, réchauffées ou bien froides, la Russie est redevenue l’ennemi number one. Cette diabolisation est une vieille affaire qui remonte à la Russie tsariste, s’est poursuivie avec l’URSS et s’est réactivée dès que la fédération de la Russie a renoué avec les fondamentaux de la puissance. En 2016, Hillary Clinton, pressentie pour être la prochaine présidente des États-Unis, avait traité Poutine de « nouvel Hitler ». Les Russes, à l’époque, avaient laissé couler. Grâce au président Biden, nous apprenons que la Russie est dirigée depuis 20 ans par un « killer with no soul » qui va payer très cher son manque d’émotion ou son trop plein d’âme slave !
Putin: You Have No Soul by Ed Wexler, CagleCartoons.com
Il faut dire que Joe Biden est une colombe notoire directement impliquée dans toutes les guerres déclenchées par les États-Unis, du Kosovo à l’Irak. Pour ne pas perdre l’occasion je rappelle que trois de ses prédécesseurs, à savoir Bush fils, Clinton et Obama ont cumulé au bas mot 10 millions de morts dans des guerres incessantes, en immense majorité des civils.
Donc comment se faire une autre opinion ? Malheureusement, je ne vois pas d’autres moyens qu’en regardant les talk-show politiques à la télévision russe et en lisant les articles des politologues russes qui sont aussi nombreux que leurs confrères occidentaux. Propagande contre propagande, on peut se forger une certaine opinion, certes toujours de parti-pris, mais néanmoins pas complètement bancale. C’est le régime quotidien que je m’applique, insomnie aidant, en regardant les débats enregistrés dans la journée !
Ce qui frappe en premier, c’est le changement de cap progressif depuis environ un an, avec une accélération notable au cours des deux derniers mois, sous le haut patronage de Sergueï Lavrov (et donc de son chef suprême, héros de ce petit billet). Stricto sensu, Lavrov a dit « comme de toute évidence il est impossible de trouver des points d’entente avec nos collègues de l’Union européenne, autant laisser tomber toutes les tentatives stériles ». Et ses propos ont été tenus avant la visite de Josep Borrell en Russie, avant les toutes puissantes déclarations de dédouchka (Papy) Joe, avant que l’Angleterre n’annonce que la Russie va nous tomber dessus, qu’il faut s’attendre à une attaque imminente contre les démocraties et qu’il faut illico presto augmenter le potentiel nucléaire et tout le reste dans la foulée !
Si on doit résumer le sentiment commun aux experts, aux politologues et à l’écrasante majorité de la population russe, c’est « NOUS EN AVONS MARRE !!! ». Marre de se justifier, marre de chercher à être admis à la grande table malgré le mépris manifeste. Ils ne veulent plus être les groupies de l’Occident en général, car les groupies, on ne les respecte pas, on les tolère vaguement et ce n’est même plus le cas aujourd’hui. Naguère, les médias et les chaînes russes célébraient en continu le génie occidental avec sa littérature, ses artistes, sans compter le Général de Gaulle et l’escadrille Normandie-Niemen. Aujourd’hui, ils sortent les cadavres des placards, d’abord ceux des Etats-Unis, entre guerres, ingérences et coups d’Etat, mais ce qui est nouveau, ceux de la France. Les Russes se souviennent de la colonisation, des guerres injustes en Indochine, en Algérie ou en Libye. On accuse même la France (malgré de Gaulle) d’ingratitude crasse en citant Alexandre Dumas : « Il y a des services si grands qu’on ne peut les payer que par l’ingratitude. »
Finalement, les Russes ne supportent plus que l’Occident accuse la Russie de ses propres turpitudes ! C’est exactement ce qu’a répondu Poutine à la provocation de Biden en usant du proverbe enfantin « c’est celui qui dit qui y est ». Et là, il très difficile de le contredire. Tandis que la Russie est en permanence accusée d’agression pour cause d’ « annexion » de la Crimée (rattachement à la Russie qui, mentionnons-le au passage, n’a fait aucune victime et a suivi un référendum quasi unanime de la population), les États-Unis et l’OTAN s’exercent ou interviennent militairement, sans compter l’ingérence, un peu partout dans le monde, en Biélorussie, en Ukraine ; comme des pays Baltes à l’Amérique latine ou à l’Afrique.
Ce sont les destroyers et les avions de l’US Air Force et de l’OTAN qui sont en mer Noire, pas la flotte de guerre russe devant les côtes californiennes, ce sont les troupes de l’OTAN qui sont aux frontières de la Russie et pas le contraire.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Après avoir gagné la Guerre froide, l’Occident, ivre de sa victoire, a oublié une chose essentielle : après le pillage en règle de la Russie, il fallait absolument lui administrer un « tir de contrôle ». Je m’explique. Dans les années 1990 surnommées « les années sans limites », les mafias de toutes sortes qui sévissaient dans l’espace post-soviétique avaient une règle de base pour s’assurer de l’élimination définitive d’un adversaire : l’exécuter par un tir dans la tête, le fameux « tir de contrôle » ! Certain de sa suprématie, l’occident ne l’a pas fait ! Il a décrété le « game over » et s’est tout à fait détendu en s’auto-glorifiant. Ensuite, il a juste zappé 15 ans et s’est retrouvé avec des armes supersoniques dont il n’avait jamais entendu parler ! Tel un phénix, la Russie est renée de ses cendres et les ennuis recommencent. Merci qui ? C’est la raison pour laquelle Vladimir Vladimirovitch Poutine est tellement détesté par les États-Unis et leurs alliés européens.
Pourtant, même si l’ingérence occidentale en Russie arrivait à déboulonner Poutine, pensez-vous que nous retournerions comme par enchantement au temps béni de Boris Eltsine ? Ne devons-nous pas nous inquiéter qu’il soit remplacé par un dirigeant plus radical, autoritaire et agressif qui n’hésiterait pas à répondre de façon musclée à toutes les provocations ? Récemment, l’un des intellectuels les plus influents de la « nouvelle Russie » Alexandre Douguine (60 kilos avec la barbe) a proposé pour la première fois d’« interner provisoirement » les « libéraux sérieux qui font le jeu de Londres en Russie » et qu’il appelle « la sixième colonne », un peu à la manière dont les États-Unis avaient procédé avec les Américains d’origine japonaise après l’attaque de Pearl Harbor.
Encore deux mots sur les conséquences de tout ce durcissement dans l’opinion publique, les Russes cessent progressivement d’adorer la France. Depuis des siècles, notre pays était la belle que l’Ours russe toujours courtisait ! Elle, comme une coquette, sans jamais lui céder, s’amusait de sa passion. Cette période, j’en ai peur, est finie pour la plupart des Russes. Et c’est vraiment dommage !
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