JUIN - JUILLET 2020

Les dernières heures du général de Gaulle

par Gérard BARDY


Un chêne abattu dans la forêt dépeuplée des grands hommes. Les bourrasques de l’automne venaient d’emporter le général de Gaulle quelques jours avant ses quatre-vingts ans. L’un des géants de son siècle renonçait aux honneurs officiels pour être porté en terre par les hommes de son village. C’était il y a cinquante ans…
La vérité d’un homme peut-elle se lire dans ses dernières heures, quand la vie s’écoule de façon presque banale sans laisser deviner que tout est joué, que déjà les dés roulent qui, sans bruit, l’entrainent vers l’abîme ?
Ce 9 novembre 1970, le général de Gaulle était chez lui, à La Boisserie, sa gentilhommière de Colombey-les-deux-Eglises, dans la Haute-Marne. Une maison austère à son image. Avec des murs épais pour mieux le protéger des bruits et rumeurs du monde dont il voulait désormais se tenir à l’écart. Un refuge pour les souvenirs d’une vie hors des séries. Et surtout, un ermitage propice à la réflexion sur l’action passée et sur ce qu’il en resterait demain dans une époque qui suscitait souvent chez lui incompréhension et inquiétudes.
Comme chaque jour, il avait pris son petit-déjeuner avec Yvonne, son épouse, dans leur chambre du premier étage où la servante avait l’habitude de leur monter le plateau. Jamais avant huit heures. Puis, avant de passer dans la salle de bains, il s’était plongé dans la lecture de la presse du jour rapportée de la ville voisine par le chauffeur. En levant les épaules parfois, ou en bougonnant à la lecture de tel article dont l’orientation le surprenait.
Seul le quotidien catholique « La Croix » avait été supprimé de ses lectures en raison de ses positions trop progressistes à son goût. De Gaulle n’oubliait pas que le journal avait soutenu les nombreux prêtres-ouvriers – les « curés rouges » - qui avaient agité les usines pendant la crise de mai 1968. Lui, le catholique pratiquant, n’avait pu accepter que des prêtres de son Église puissent prêter main forte aux « gauchistes » qui cherchaient à le balayer !
Nul n’a rapporté si, ce dernier matin, le Général enfermé dans sa salle de bains avait ou non sifflé un morceau des « Rapsodies hongroises » comme cela lui arrivait souvent lorsqu’il était de bonne humeur, selon le témoignage de sa famille.
Il était alors descendu au rez-de-chaussée, ses cent kilos faisant craquer les marches de l’escalier de bois sous lequel était accroché l’unique téléphone de la maison. Vêtu d’un costume gris sombre, chemise blanche et cravate noire, il avait salué la femme de chambre et la cuisinière avec sa simplicité habituelle, comme des membres de la famille qu’elles étaient devenues au fil des années. « Tante Yvonne » se tenait près de la cuisinière, occupée à établir les menus de la semaine.
Une journée vraiment ordinaire.
C’est alors que le Général avait pris son chapeau et sa canne pour aller faire le tour de son parc, à grandes enjambées, pour se dégourdir les jambes et respirer le bon air avant de gagner son bureau. Parcourir les allées de ce qu’il qualifiait modestement de « grand jardin » faisait partie de ses plaisirs quotidiens.
Il y sacrifiait généralement trois fois par jour, empruntant le même parcours dans le même sens, s’arrêtant aux mêmes endroits pour y contempler les lointains et les ondulations de la forêt des Dhuits jusqu’à la vallée de l’Aube.
« De ce parc, j’en ai fait des milliers de fois le tour » avait-il dit à son fils, heureux de cette proximité avec la nature où il guettait le cycle des saisons avec une grande attention après avoir lui-même passé commande de ses graines chez un pépiniériste parisien.
Un jour de janvier 1967 où, en manteaux et chapeaux noirs, ils étaient ensemble immobiles face aux lointains blanchis par le gel, n’avait-il pas dit à son fils, l’amiral Philippe de Gaulle :
« A propos, connais-tu l’histoire de Hindenburg * et de son fils ?
« Sentant sa mort prochaine, le vieux maréchal dit à son fils : « Tu me diras quand Asraël, qui est l’ange de la mort, entre dans la maison. »
« Un peu plus tard, Hindenburg s’alita. Alors son fils lui dit : « Père, il n’est pas dans la maison, il n’est pas à la porte, mais il est dans le jardin. » »
Et de Gaulle d’ajouter : « Un jour, je te poserai la même question. (1) »
Ce 9 novembre 1970, Asraêl était déjà dans le jardin mais de Gaulle ne le savait pas. Alors il avait repris sa marche par le sentier conduisant au verger avant de revenir vers la maison, le gravier crissant sous ses pas.
Quand il disposait de plus de temps et qu’il se retrouvait en famille, avec celle de Philippe de Gaulle ou celle de sa fille Elisabeth, mariée au général de Boissieu, rien ne le réjouissait plus que d’entreprendre une longue marche sous les hautes futaies des forêts alentours dont il connaissait le plan dans les moindres détails. Quelques semaines avant le jour fatal, on l’avait vu en bonne forme, d’excellente humeur, sauter un fossé pour aller cueillir lui-même les champignons dont il se régalerait le soir même !
Avec les siens qu’il invitait à observer la majesté des grands arbres, il évoquait leur pérennité à travers les siècles et leur durée de vie bien supérieure à celle des hommes. Ce sont eux, disait-il en substance, qui sculptent les paysages et leur pouvoir y est bien supérieur à celui de l’homme.
« La marche à pied me permet de rêvasser. Sinon, je suis sec » l’avait-on souvent entendu dire pour expliquer combien le contact avec la nature était pour lui une source d’inspiration essentielle avant de se plonger dans ses travaux d’écriture.
Bien sûr, avec l’âge, sa silhouette s’était sensiblement alourdie. Plus que jamais, il correspondait à la description faite de lui par la presse britannique en 1940 : « the French shouldered giant » (« le géant français aux épaules en pente »). Mais l’homme n’avait rien perdu de sa prestance de chef et ses rares visiteurs restaient impressionnés, à la fois par sa stature et par son autorité naturelle. Tout chez lui renvoyait à ce qu’il avait écrit en 1934, dans « L’Armée de métier : « Planté droit sur ses jambes, le colosse en impose ; mais s’il chancelle, il n’est qu’attristant. »
A l’approche de ses quatre-vingts ans qu’il allait fêter le 22 novembre (« ce terrible anniversaire », avait-il dit), Charles de Gaulle avait gardé une bonne forme physique mais surtout toutes ses capacités intellectuelles. A ses enfants et petits-enfants comme à ses invités, à l’heure du café, il lui arrivait souvent de réciter de longs passages des textes classiques, parfois même en latin…
Ses proches s’amusaient aussi de son solide coup de fourchette. L’âge n’avait rien enlevé à son appétit ni à son goût pour les plats familiaux « un peu canaille », comme la blanquette de veau ou la choucroute garnie. Il fallait que les déjeuners fussent servis en quatre services, avec un honnête vin français qui ne soit ni un grand cru ni une quelconque piquette.
C’étaient donc des plats choisis par Yvonne pour plaire au Général que la cuisinière préparait à l’office quand de Gaulle était rentré de sa marche, traversant le salon et la bibliothèque pour rejoindre son bureau installé dans la tour de La Boisserie.
Bien installé dans son fauteuil, avec les fenêtres dans le dos pour ménager ses yeux, de Gaulle passait là l’essentiel de ses jours au milieu de ses souvenirs et de ses livres les plus précieux. Sa seule obsession était de pouvoir achever la rédaction de ses « Mémoires d’Espoir » avant de mourir. A ses visiteurs comme dans ses courriers, il n’avait cessé de souhaiter que Dieu lui prête vie pour arriver au terme de sa grande œuvre. Il parlait même d’un délai de quatre ans. « Mais, disait-il, j’aurai quatre-vingt-quatre ans. C’est loin… »
Homme d’une grande culture classique, pétri d’histoire, il ambitionnait non pas d’écrire un énième livre de général à la retraite, « comme Pétain », mais de faire de ses Mémoires une véritable œuvre historique et littéraire. « Pas comme Churchill, disait-il encore, qui a rempli des volumes en tirant à la ligne et en faisant écrire l’essentiel par d’autres ».
Après la publication de ses « Mémoires de guerre », au lendemain de son départ du pouvoir en janvier 1946 « pour échapper au régime des partis », il avait longuement reçu, à Colombey-les-deux-Eglises, la visite de Georges Duhamel, le Secrétaire perpétuel de l’Académie française, venu lui demander de rejoindre sous la Coupole les bans des « immortels ». De Gaulle, flatté que la qualité de ses œuvres ait été remarquée, avait été tenté d’accepter jusqu’au moment où Yvonne lui avait dit, dans un large sourire : « Mais voyons, Charles ! Vous vous voyez avec un bicorne sur la tête ! » L’affaire avait été aussitôt classée sans autre commentaire…
Dans ses « Mémoires d’Espoir », prévu en trois tomes et dont le premier volume était sorti quelques semaines plus tôt, aussitôt vendu à 750.000 exemplaires, le Général avait tenu à expliquer sa politique de redressement pendant ses années de présidence, entre 1958 et 1969. Le référendum perdu d’avril 1969, qui l’avait conduit à démissionner, lui avait laissé un goût amer. Il ne comprenait pas pourquoi les Français, après l’avoir massivement maintenu au pouvoir à l’issue de la crise de mai 1968, lui avaient subitement montré la porte de sortie un an plus tard. Lui qui avait tant sacrifié à la France !
Alors, il était devenu très important d’expliquer ses décisions, d’en démontrer la pertinence, de les situer dans le contexte historique de l’ouverture au monde qui justifiait que la France se réformât avec ardeur pour y trouver sa place…
Il avait l’habitude de travailler entouré de ses livres préférés : les Mémoires de Poincaré, de Foch et de Churchill, mais aussi des œuvres complètes et dédicacées de François Mauriac et d’André Malraux. Et de quelques autres. Dans le but de nourrir ses écrits, il gardait aussi, à portée de main, la transcription intégrale de tous ses échanges avec les grands de ce monde rencontrés pendant la guerre ou pendant ses années au pouvoir.
Dans les armoires vitrées étaient rangées quelques précieux souvenirs ; cadeaux des chefs d’État qu’il avait bien connus, comme un petit éléphant en or offert par l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny ou encore des objets lui rappelant la glorieuse période de la France-Libre.
Déjà le Général prévoyait le contenu du troisième et dernier volume qu’il voulait conclure en se mettant lui-même en scène face aux grands hommes de l’histoire de France. Il voulait absolument se confronter à Clovis, Charlemagne, Richelieu, Louis XIV, Colbert, Napoléon et Clémenceau, et comparer son action à celle de ces géants de notre roman national. Cet exercice lui tenait tellement à cœur qu’il en avait parlé plusieurs fois à ses enfants et à ses plus proches collaborateurs.
Au fidèle André Malraux aussi, il en avait fait la confidence, certain de provoquer de sa part une réaction qui l’éclairerait sur la façon d’aborder cette grande et ambitieuse fresque dont il serait l’un des héros.
André Malraux aura été son dernier visiteur de marque, le dernier du carré des intimes à franchir la porte de La Boisserie pour un échange situé d’emblée sur les hauteurs de l’esprit. Rien pourtant, à priori, ne pouvait prévoir leur rapprochement au moment de leur première rencontre à la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’alchimie de leur complicité allait rester un mystère.
L’écrivain talentueux et fantasque engagé dans la guerre d’Espagne puis dans les maquis français, le compagnon de route du Parti communiste était pourtant devenu, et pour toujours, le protégé d’un de Gaulle austère et rigoureux, dont le conservatisme était à l’opposé de la vie débridée de Malraux.
« Il se peut que l’un des plus hauts pouvoirs de l’art soit de donner conscience à des hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux ». Alain Peyrefitte, l’un des plus proches ministres du Général, affirmait que cette définition de la culture, écrite par Malraux en 1934, avait beaucoup joué dans l’intérêt porté par de Gaulle à l’écrivain.
Leur dernier face-à-face avait eu lieu le 11 décembre précédent, dans une atmosphère crépusculaire. L’historique ministre de la Culture (celui qui avait inauguré la fonction créée par de Gaulle) et le vieil ermite de Colombey s’étaient laisser aller à échanger sur le sens de la vie et de la mort, leur grand mystère partagé.
L’effort, l’abnégation, la marche de l’histoire, le courage des hommes, la fragilité des héritages, le caractère mortel de toute civilisation… leur conversation s’était déroulée dans le foisonnement brouillon et la complicité intellectuelle de deux hommes libres de tout préjugé. « Il est étrange de vivre consciemment la fin d’une civilisation, avait dit de Gaulle. Ce n’est pas arrivé depuis la fin de Rome ». Puis, questionné sur le sens de la vie par son visiteur agnostique, il avait lâché : « Pourquoi faut-il que la vie ait un sens ? »
Les deux hommes s’étaient quittés sur le pas de la porte, sans savoir qu’ils ne se reverraient plus.
« Seul à Colombey entre le souvenir et la mort, comme les grands maîtres des chevaliers de Palestine devant leur cercueil, il est encore le grand maître de l’Ordre de la France. Parce qu’il l’a assumée ? Parce qu’il a, pendant tant d’années, dressé à bout de bras son cadavre en faisant croire au monde qu’elle était vivante ? (…) Maintenant, le dernier grand homme qu’ait hanté la France est seul avec elle : agonie, transfiguration ou chimère. » écrira Malraux, à propos de cette ultime rencontre racontée dans son beau livre « Les chênes qu’on abat… » (Gallimard, 1971)
Peu avant dix-sept heures, abandonnant son travail, le Général avait rejoint Yvonne pour prendre le thé comme ils le faisaient de façon rituelle depuis leur période londonienne. Exceptionnellement, le service n’avait pas été fait dans la bibliothèque mais à l’étage, dans la chambre conjugale où l’ex-Première dame terminait de sécher ses cheveux sous un casque chauffant.
Puis il avait rejoint son bureau pour envoyer quelques courriers personnels à des parents et amis qui s’étaient manifestés pour lui souhaiter sa fête, le 4 novembre.
Charles de Gaulle venait de prendre place dans le salon, derrière la table où il aimait faire une réussite en attendant les informations régionales télévisées quand, peu avant dix-neuf heures, soudainement, il avait poussé un cri de douleur et murmuré : « Oh ! j’ai mal, là, dans le dos… ». Puis Yvonne l’avait vu porter la main sur la partie droite de son dos avant de s’affaisser doucement, la tête en avant, laissant tomber ses lunettes à terre.
Il venait de perdre connaissance et ne devait plus reprendre conscience.
À la demande de Madame de Gaulle qui avait su garder son sang-froid, Charlotte, l’une des deux servantes, avait appelé aussitôt le docteur Guy Lacheny dont le cabinet se trouvait à Bar-sur-Aube, à quelque quinze kilomètres. Dans le même temps, l’autre employée de maison, Honorine, s’était chargée d’alerter le chauffeur Francis Marroux qui logeait dans une maisonnette, en face du portail de La Boisserie, pour lui demander d’aller chercher de toute urgence le curé du village, l’abbé Jaugey, proche des de Gaulle.
Arrivés en même temps, les deux hommes s’étaient succédés auprès du Général dont le corps avait été allongé sur le matelas d’un divan posé à même le sol de la bibliothèque. Le médecin d’abord qui, dira-t-il, entendait « des gémissements qui étaient des râles » et compris tout de suite que « tout était fini ». Comme le cœur du Général battait encore, il lui avait fait une piqûre de morphine pour lui épargner toute souffrance.
Puis Honorine était allée chercher le prêtre qui attendait dans l’entrée. Agenouillé tout comme le médecin, l’abbé Jaugey avait donné le sacrement des malades alors que la mort expirait peu à peu. Il était dix-neuf heures vingt-cinq. Le cœur de Charles de Gaulle avait cessé de battre.
Prévenue d’un signe de tête par le médecin, Madame de Gaulle n’avait rien laisser paraître de sa douleur. « Il a tant souffert depuis deux ans ! », murmura-t-elle simplement, faisant allusion au grand chagrin muet de son mari après le référendum perdu d’avril 1969.
La mort qui venait de le cueillir n’était pourtant pas étrangère aux pensées du Général ; cette mort qui le hantait depuis plusieurs années, non pour son propre destin qu’il appréhendait avec la sérénité d’un croyant mais pour le temps dont elle le priverait pour achever sa grande œuvre d’écriture.
Dès ses jeunes années, dans sa vie de soldat, et notamment pendant la guerre de 1914-1918 qui avait été son baptême du feu, il avait appris à faire de la mort une compagne. Il avait dix-huit ans lorsqu’elle lui avait inspiré un beau poème dans lequel il confessait :

« Quand je devrai mourir (…)
J’aimerais que ce soit le soir. Le jour mourant
donne à celui qui part un adieu moins pesant
Et lui fait un linceul de voiles ;
(…)
J’aimerais que ce soit, pour mourir sans regret,
Un soir où je verrais la Gloire, à mon chevet
Me montrer la patrie en fête,
Un soir où je pourrais écraser sous l’effort,
Sentir passer avec le frisson de la Mort,
Son baiser brûlant sur ma tête. »

Il n’avait pas attendu la mort pour rencontrer une gloire qui l’accompagnerait bien au-delà de la tombe. Si de Gaulle était devenu de Gaulle le 18 juin 1940, il lui avait fallu attendre le défilé triomphal de la victoire, le 26 août 1944 sur les Champs-Élysées à Paris, pour que cette gloire rêvée si jeune aille à sa rencontre et lui offre dans Paris libéré l’enivrant spectacle de « la patrie en fête ».
On sait qu’il évoquait souvent sa fin de vie, depuis de nombreuses années, s’en remettant à la volonté de Dieu ; de Dieu et de cette providence qui lui avait fait échapper à la mort d’abord pendant la guerre puis lors des tentatives d’attentat lorsqu’il était revenu au pouvoir, en 1958, pour régler cette douloureuse guerre d’Algérie qui avait cristallisé tant de haine sur sa personne.
Une semaine avant son grand départ, en accompagnant le couple de Boissieu sur la tombe de sa fille Anne, cette enfant née trisomique et morte en 1948 à l’âge de vingt ans, il avait tranquillement évoqué sa propre mort en souhaitant que la porte du cimetière de Colombey-les-deux-Eglises soit élargie car, le jour venu, il y aurait, avait-il dit sur un ton détaché, « peut-être des visiteurs en nombre ».
Depuis le référendum perdu dix-huit mois plus tôt, il savait que plus rien n’était à attendre que le jour de l’échéance ultime. Comme en témoignent ses écrits et ses confidences faites aux proches, cette idée de la mort était indissociable de sa solitude.
« Dans le tumulte des hommes et des évènements, la solitude était ma tentation. Maintenant, elle est mon amie. De quelle autre se contenter quand on a rencontré l’Histoire » avait-il écrit dans ses « Mémoires de guerre ». Déjà.
Allongée dans son uniforme kaki de général deux étoiles seulement orné de la Croix de Lorraine, la dépouille du Général avait aussitôt été installée au centre du salon. Yvonne s’était empressée de glisser entre ses mains un chapelet de nacre claire offert par le pape lors de leur dernier voyage officiel au Vatican, en mai 1967. Un drapeau tricolore recouvrait le défunt jusqu’au niveau des poches de la vareuse. Un cierge, un crucifix et une soucoupe avec un rameau de buis trempé dans de l’eau bénie étaient disposés sur un guéridon. Aux pieds du corps, le chauffeur Marroux avait installé le grand livre à couverture d’argent de l’Ordre de la Libération, où étaient inscrits les noms de tous les Compagnons de la Libération : individus, unités militaires et hauts lieux de la Résistance. Cette couverture avait fière allure, avec sa croix de Lorraine ornée d’un glaive noir sur un fond d’émail vert. Le noir de la mort et le vert de l’espérance.
C’est alors que sont arrivés les visiteurs : la famille d’abord, puis le président Pompidou accompagné de son Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, puis quelques frères d’armes et anciens collaborateurs. Des visites en nombre restreint, à la demande d’Yvonne de Gaulle qui avait voulu que le cercueil soit fermé dès le lendemain de la mort pour éviter les curiosités malsaines, et aussi les photos volées.
« Il est très impressionnant. Il nous fait penser à une statue. Celle de quelque roi momifié » dira Madame Solange Galichon, épouse de l’ancien directeur de cabinet du Général à l’Élysée, arrivée avant la fermeture du cercueil.
Dès le 16 janvier 1962, après avoir assisté la veille aux obsèques de son compagnon le maréchal de Lattre de Tassigny, de Gaulle avait rédigé son testament, refusant par avance tous les honneurs que la France pourrait vouloir lui témoigner. L’exemplaire numéro un était destiné à Georges Pompidou, les deux autres aux enfants.
« Je veux que mes obsèques aient lieu à Colombey-les-deux-Eglises. Si je meurs ailleurs, il faudra transporter mon corps chez moi, sans la moindre cérémonie publique.
« Ma tombe sera celle où repose déjà ma fille Anne et où, un jour, reposera ma femme. Inscription : Charles de Gaulle (1890-…). Rien d’autre.
« La cérémonie sera réglée par mon fils, ma fille, mon gendre, ma belle-fille, aidés par mon cabinet, de sorte qu’elle soit extrêmement simple. Je ne veux pas d’obsèques nationales. Ni présidents, ni ministres, ni bureaux d’assemblées, ni corps constitués.
Seules, les armées françaises pourront participer officiellement en tant que telles, mais leur participation devra être de dimensions très modestes, sans musique, ni fanfare, ni sonnerie.

« Aucun discours ne devra être prononcé, ni à l’église, ni ailleurs. Pas d’oraison funèbre au Parlement. Aucun emplacement réservé pendant la cérémonie, sinon à ma famille, à mes Compagnons membres de l’ordre de la Libération, au conseil municipal de Colombey.
« Les hommes et les femmes de France et d’autres pays pourront, s’ils le désirent, faire à ma mémoire l’honneur d’accompagner mon corps jusqu’à sa dernière demeure. Mais c’est dans le silence que je souhaite qu’il y soit conduit.
« Je déclare refuser d’avance toute distinction, promotion, dignité, citation, décoration, qu’elle soit française ou étrangère. Si l’une quelconque m’était décernée, ce serait en violation de mes dernières volontés.
« C. de Gaulle. »

Il ne voulait pas être élevé, à sa mort, à la dignité de maréchal de France, comme cela avait été le cas pour son camarade de Lattre de Tassigny. Et encore moins recevoir l’hommage officiel d’une classe politique pour laquelle son mépris n’avait jamais faibli.
On avait aussitôt fait appel au menuisier du village pour fabriquer un simple cercueil de chêne clair orné d’un crucifix. L’artisan avait bien fait remarquer à Madame de Gaulle qu’il s’agissait d’un cercueil très ordinaire et qu’il fallait « sans doute mieux » pour le Général, mais sans être entendu. Bois précieux et capitons luxueux étaient considérés comme superflus.
Porté par un engin blindé dont on avait retiré la tourelle - ceci pour rendre hommage à celui qui, avant la Seconde Guerre mondiale, s’était battu en vain pour imposer une armée mécanisée - le cercueil du plus illustre des Français de son siècle, recouvert d’un immense drapeau tricolore, après avoir franchi le portail de La Boisserie, s’était approché très lentement de l’église du village pour une cérémonie religieuse ordinaire ; celle réservée à tous les paroissiens.
« Pour mon père, la liturgie romaine était suffisamment belle pour enterrer un chrétien pour lequel la mort est un triomphe » dirait plus tard l’amiral de Gaulle.
Plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes de tous âges étaient accourus, parfois de très loin, souvent à travers champs, débordant le service de sécurité. Beaucoup d’hommes portaient leurs décorations. Des femmes en prière d’étaient mises à genoux dans les rues au passage du convoi. Un silence avait paralysé cette immense foule qui avait littéralement noyé Colombey-les-deux Églises, devenu le cœur de la France en deuil.
Avec quatre saint-cyriens autour du cercueil et des détachements légers des quatre armes, l’hommage des armées était conforme aux volontés du défunt. Aucun officiel. Aucune musique. Seul le glas qui, dans cet après-midi d’automne venteux, sonnait à l’unisson de tous les clochers de France. Et six jeunes hommes du village pour porter la dépouille du Général de Gaulle jusqu’à la tombe de pierre blanche, surmontée d’une croix, où l’attendait sa chère fille Anne.
Du dépouillement extrême avait émané ce jour-là beaucoup de grandeur et de dignité.
Ce même jeudi 12 novembre, le matin, s’était déroulée en la cathédrale Notre-Dame de Paris un hommage solennel de la nation auquel s’étaient joints plus de quatre-vingts dirigeants venus du monde entier. La reconnaissance des puissants avant le pèlerinage du peuple de France à Colombey-les-deux-Eglises.
Il y avait côte-à-côte l’américain Richard Nixon et le soviétique Nikolaï Podgorny, l’israélien David Ben Gourion et l’éthiopien Haïlé Sélassié 1er… symboles de la place de la France, restaurée par de Gaulle, dans le concert des nations ; voix originale et écoutée entre les deux blocs qui se faisaient face.Le continent africain était particulièrement représenté par une vingtaine de chefs d’Etat très émus, le plus souvent nés de la volonté du Général de permettre à leurs pays d’accéder à l’indépendance.
C’est en groupe que tous, le lendemain, avaient pris le chemin de Colombey-les-deux-Eglises pour s’incliner sur la tombe de celui qu’ils vénéraient comme un sage et que le pittoresque Centre-africain Jean-Bedel Bokassa appelait « papa ».
En mémoire de la place tenue par l’Afrique dans le cœur du Général, la famille avait même exceptionnellement ouvert les portes de La Boisserie, jusqu’à permettre quelques minutes de recueillement dans le bureau du disparu.
Puis, dès le lendemain des obsèques, pour que ne puisse naitre un quelconque culte de la personnalité qu’il n’aurait pas voulu, Yvonne de Gaulle avait brûlé tous les effets et objets personnels de son défunt mari, au point que la fumée noire s’échappant de la cheminée de la maison avait alerté les villageois ! Il avait fallu beaucoup d’efforts à Phillipe de Gaulle et à Alain de Boissieu pour sauver un costume et deux képis qui devaient ensuite être confiés au musée de l’ordre de la Libération.
Cinquante ans après, une immense croix de Lorraine de granit rose domine la colline de Colombey-les-deux-Eglises. Des nostalgiques de tous âges viennent chaque année par milliers visiter le Mémorial construit à ses pieds. Et poursuivent par La Boisserie où rien n’a été changé dans les pièces du rez-de-chaussée transformées en musée.
Le général de Gaulle, informé peu avant sa mort du projet d’érection de cette croix, ne s’y était pas opposé mais sans y voir une grande nécessité. « Personne n’y viendra, sauf quelques lapins pour y faire de la résistance… » avait-il dit à André Malraux.
Il était ainsi de Gaulle, alternant humour et pessimisme, utilisant le premier pour dissimuler le second. Mais il marchait sur ses deux jambes : son patriotisme et sa foi chrétienne. Et c’est bien cette dernière qui, jusqu’au bout, avait fait vivre en lui l’espérance, ainsi que le montre ce qu’il avait écrit dans ses « Mémoires de guerre » :

« Le destin est-il donc scellé ? Est-ce, pour toujours, la victoire de la mort ? Non ! Déjà, sous mon sol inerte, un sourd travail s’accomplit. Immobile au fond des ténèbres, je pressens le merveilleux retour de la lumière et de la vie. »

G.B.

NOTE

1, In « De Gaulle, mon père », entretiens de Philippe de Gaulle avec Michel Tauriac, tome 2. Plon, 2004

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