À moins d’un an de la présidentielle, Emmanuel Macron a décidé d’arrêter les frais de l’opération militaire Barkhane au Sahel, coûteuse, très critiquée en France et sur place et dont l’efficacité n’est pas évidente.
La décision d’Emmanuel Macron et son programme
Il y a ce que le président peut décider seul, et la coopération internationale à monter parallèlement.
LA DÉCISION PRÉSIDENTIELLE
Dans mon précédent article de juillet 2019 sur la situation au Sahel1, je vous parlais de ses populations et des premières années de l’opération Barkhane :
Cela faisait deux ans que l’Élysée avait demandé aux militaires de voir comment on pouvait « en sortir », mais les militaires hésitaient à démanteler Barkhane, craignant notamment que cela apparaisse, tant dans les pays concernés que sur le plan international, comme une défaite française.
Le coup d’État au Mali, le deuxième en moins de 9 mois, a accéléré la décision du président.
En voici les grandes lignes :
1. Le calendrier du départ de Barkhane sera annoncé fin juin. Certaines bases militaires devraient être fermées. Les effectifs de Barkhane (plus de 5.000 hommes) devraient être réduits de 30 % en 2022, puis de 50 % en 2023.
2. La France restera fortement engagée aux côtés des États du Sahel dans leur lutte contre les groupes terroristes armés, « qui reste une priorité absolue. »
3. Elle va pour cela proposer d’accentuer la formation des militaires des pays concernés. Une organisation de coopération, la DCSD, a toutes les compétences nécessaires, mais il faudrait recruter de nombreux coopérants supplémentaires. Il faudrait en outre qu’ils soient bien acceptés dans les administrations locales, alors qu’on peut imaginer qu’ils s’opposeront, par exemple, à des malversations, ce qui les fera accuser de néocolonialisme.
4. Les forces spéciales françaises, à travers la task force Sabre basée à Ouagadougou, poursuivront la traque des organisations terroristes, à savoir l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) et le Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans (RVIM). Mais elles se concentreront sur les principaux chefs.
5. Paris compte aussi sur une extension de l’opération européenne Takuba pour appuyer les forces spéciales des pays sahéliens. L’offre de services a été étendue à d’autres pays extra-européens. Il s’agit de former les forces spéciales locales et de rendre les pays étrangers conscients de ce qui se joue au Sahel, et qui ne peut pas être porté par la France seule.
Bref Paris ne souhaite pas vraiment partir et porte le problème sur le plan international. La France estime en effet que l’enjeu est non seulement local, mais européen et même mondial.
Les raisons de rester et d’impliquer d’autres pays
La première raison est la protection des populations : partir signifie que dans les zones sous contrôle des djihadistes, une grande partie de la population se trouva soumise à un islam rigoriste, très éloigné des habitudes locales (voir par exemple le film Timbuktu où musique et chansons doivent devenir clandestines) et à contre-courant de l’évolution par exemple des droits des femmes.
Le plus grave à long terme, et qui aura des répercussions internationales est l’arrêt de la scolarisation à l’occidentale, remplacée par l’interdiction de l’école pour les filles et par l’école coranique pour les garçons, d’où l’on ressort analphabète tant en français comme langue locale2.
D’où des répercussions sur le développement et le maintien d’une fécondité élevée (mariage des filles à 13 ans), ce qui aura des répercussions bien au-delà des zones islamistes par des migrations vers le sud et les pays côtiers chrétiens relativement développés, et éventuellement vers l’Europe.
Outre l’éventuel risque migratoire, il est dangereux pour tout le monde de voir se constituer des bases djihadistes qui peuvent faire dériver des diasporas en Europe, par exemple par chantage sur les familles : « fais ce qu’on te dit, sinon il arrivera malheur à ta mère ». D’autant que pour des raisons à la fois naturelles, géographiques et financières, ces bases seront également celles de trafic d’armes et de drogue.
Les djihadistes pensent d’ailleurs déjà à contourner les capitales du Sahel, pour l’instant bien défendues par les Français, pour progresser vers les pays côtiers (Ghana, Sénégal, Côte d’Ivoire…) et y frapper les intérêts occidentaux qui y sont plus importants… et éliminer des gouvernements majoritairement chrétiens.
Les opposants locaux ou français à l’intervention de nos troupes déclarent que « tout cela a eu lieu quand même malgré Barkhane, et qu’en prime nous sommes vus comme une armée d’occupation ! »
Rappelons que les troupes françaises sont sur place à la demande des gouvernements locaux et de l’ONU.
Par ailleurs Paris fait pression sur les militaires au pouvoir au Mali et au Tchad pour un retour au moins partiel à la démocratie. Et s’il pousse au retour de la démocratie et à une alliance internationale, c’est aussi pour écarter les évocations de « Françafrique ».
Mais le fait que l’armée française en outre-mer soit d’origine coloniale complique le ressenti.
L’adhésion des populations ne dépend plus des militaires
Depuis environ 150 ans, l’armée française agissait outre-mer dans le cadre d’opérations coloniales, et se préoccupait donc de l’adhésion des populations. Souvent avec un certain succès, bien qu’aujourd’hui il ne soit pas « à la mode » de rappeler ce point, mais plutôt d’insister sur le caractère « barbare » de son action3.
Citons rapidement Gallieni, Lyautey, les bureaux arabes de Napoléon III, les SAS de la guerre d’Algérie, les troupes locales (par exemple 350 000 Vietnamiens pour seulement 60 000 français au Vietnam). Mais on avait alors l’autorité politique avec soi. Quand cette dernière changeait d’avis, par exemple pour l’Algérie, l’armée française se repliait dans ses cantonnements, puis partait… au grand dam des populations « ralliées » dont une partie se réfugiait en métropole et le reste subissait les persécutions du nouveau régime.
Bref, à l’époque coloniale, le soldat était « à tout faire », devait « conquérir les esprits et les cœurs », c’était même une mission demandée par le politique, sauf coup de folie d’une autorité comme, par exemple pour l’affaire de Sétif en Algérie.
Aujourd’hui au Sahel, l’armée est censée laisser ce qui n’est pas militaire aux autorités civiles.
Or celles du Mali sont dans l’état que nous savons, et les populations du nord de ce pays sont laissées sans protection ni encadrement, notamment scolaire ou judiciaire, soit faute de s’en préoccuper, soit parce que les intéressés ont fui les menaces djihadistes … et ce n’est pas aux militaires d’y suppléer comme ils le faisaient naguère.
En effet, les interventions militaires françaises sont maintenant concentrées sur la sécurité, le politique et l’économique devant être faits par d’autres : l’État « hôte », les organisations financières et de développement, françaises ou internationales.
Citons par exemple l’Agence Française de Développement, la coalition pour le Sahel et le G5 Sahel, dont la mission est d’améliorer la gouvernance locale.
Néanmoins, l’expérience coloniale fait que l’armée est attentive à l’état d’esprit de la population et se sent donc « trahie » par la défaillance des autorités civiles, particulièrement au Mali. Mais l’armée française, pour reprendre une formule américaine « n’occupe plus le siège du conducteur, mais seulement un siège arrière ».
Emmanuel Macron a officialisé cette perception « Nous ne pouvons pas sécuriser des régions qui retombent dans l’anomie parce que des États décident de ne pas prendre leurs responsabilités ». Et les cadres militaires sont conscients que leur savoir-faire peut être contre-productif si le politique ne suit pas, ce qui est le cas, au mois au Mali. D’où l’interrogation sur l’utilité de rester.
Mais pourquoi cette passivité des États-hôtes, qui ont pourtant demandé cette assistance militaire ?
La passivité des États hôtes
Cette passivité a des raisons générales.
En Afrique et ailleurs le pouvoir a deux faces, l’une vis-à-vis de l’étranger occidental, où l’on évoque la démocratie et le développement, particulièrement lorsque l’on demande une aide, mais une autre face vis-à-vis de la population et de certains pays « compréhensifs ».
On parle alors aux étrangers d’intérêts financiers personnalisés et d’aide à un maintien de l’ordre musclé, à la population, de souveraineté nationale et, à sa tribu ou son clan des avantages que l’on va leur apporter.
À ces raisons générales, certains ajoutent que l’action française et plus généralement occidentale n’aide pas à une meilleure gouvernance. En effet compter sur l’aide militaire ou financière de l’étranger, que ce soient des États, des organisations internationales ou des O.N.G. serait un obstacle à la « responsabilisation » des gouvernants.
Cela rend inévitable une dégradation des relations entre les aidants et les aidés, et l’on voit donc de nombreux Maliens protester que leur souveraineté nationale est minée par l’aide militaire et économique.
Ce n’est pas l’avis de tous : l’opinion publique est satisfaite à Bamako du départ des Français, mais elle est inquiète dans le nord : « Les gens de Bamako ne connaissent pas la guerre ». Et l’inquiétude est partagée dans les cercles géopolitiques.
La nature a horreur du vide, y aura-t-il un nouvel État islamique ou quelqu’un d’autre ? Les regards se tournent vers la Russie.
Laisser la place à la Russie ?
« La Russie ? Non, la société de protection Wagner ». Cette société paramilitaire représente de fait la Russie tout en permettant à cette dernière de garder une posture diplomatique de non-ingérence.
C’est déjà le cas en Libye et en Centrafrique. Dans ce dernier pays, Wagner a consolidé le régime et se finance en protégeant les mines d’or et d’argent en échange d’une partie des revenus. La Russie peut ainsi soutenir un régime sans se préoccuper des « droits de l’homme et valeurs occidentales ». C’est un argument puissant dans beaucoup de pays africains.
Au Tchad ce sont les rebelles qui seraient aidés par la société Wagner.
Pour l’instant la Russie participe activement aux campagnes antifrançaises sur les réseaux sociaux, d’après Florence Parly, ministre des armées.
En 2019 Bamako a signé un accord de défense avec la Russie, et plusieurs putschistes ont été formé en Russie ou en ex URSS. C’est aussi le cas du nouveau premier ministre malien choisi par les militaires, Choguel Kokalla Maïga.
Une implication russe peut réussir dans un premier temps. Mais ensuite Wagner se heurtera aux mêmes problèmes que les Français en soutenant les régimes en place contre l’opinion publique tout en menant la lutte contre les djihadistes.
Par ailleurs le Sahel est immense, même pour la Russie, et souvenez-vous que leur soutien au gouvernement communiste afghan s’est terminé par un retrait après de lourdes pertes. Par ailleurs un financement local tel que des prélèvements sur les recettes des mines d’or seraient très mal perçus.
Enfin la planète est vaste, et d’autres pays que la Russie peuvent s’intéresser au Sahel.
Conclusion
L’objectif d’Emmanuel Macron est d’internationaliser la lutte contre les djihadistes, la situation actuelle se retournant contre la France, en partie du fait des insuffisances des gouvernements du Sahel. Et aussi parce que le danger djihadiste est mondial.
Le problème est que les autres pays européens ont une vue provinciale de la géopolitique, et que l’Allemagne se soucie d’abord de ses entreprises, et notamment de leurs affaires en Russie et en Chine.
Seuls les États-Unis ont une vue mondiale dans le camp occidental et verraient probablement d’un mauvais œil l’arrivée de nouvelles puissances au Sahel. Ils aident d’ailleurs déjà la France en matière de logistique et de renseignement.
Côté djihadiste, la prochaine étape est d’attaquer les pays côtiers et notamment la Côte d’Ivoire.
La partie est très loin d’être terminée mais les convictions européennes d’Emmanuel Macron vont être mises à rude épreuve.
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