La découverte de chaque nouveau roman de Michel Houellebecq est un rituel.
Toujours en manque de temps, j’attends ce moment et j’appréhende un peu.
J’ai commencé à lire Houellebecq au milieu des années 90, par « Extension du domaine de la lutte » et puis « Les particules élémentaires », j’ai tout de suite adhéré à cet univers et me sentis proche de son héros à la fois cynique et écorché vif. Depuis ce héros a évolué, il a mûri et vieilli et je me sentais grandir et vieillir avec lui.
Le provocateur des premiers romans cherchait le bonheur. Le sexe n’était qu’une forme palpable de ce bonheur fugace et finalement inaccessible. Son héros est masculin, socialement intégré, intellectuel, extérieurement équilibré et même froid, mais ce n’est qu’une apparence, il vit en état de chute libre.
Il trouve toujours la femme mais n’arrive jamais à la garder. Dans « Plateforme », il la trouve enfin, c’est tellement inespéré qu’il veut protéger son bonheur et se réfugie avec elle dans un paradis lointain, ils développent ensemble une affaire touristique florissante, mais le paradis s’écroule brutalement lors d’un attentat.
J’ai l’impression que le même héros traverse toutes les œuvres de Houellebecq, c’est le temps et l’histoire qui le font changer.
La mort de la femme aimée dans « Plateforme » marque le début de la descente aux enfers de l’héros.
Dans « La Carte et le territoire » (le Prix Goncourt 2010) l’auteur met en scène sa propre mort. Le personnage principal, un artiste à succès, rencontre Houellebecq pour travailler ensemble sur un projet. Peu de temps après l’écrivain est assassiné avec son chien à son domicile dans les circonstances pas trop claires. La mort de l’auteur est symbolique. Il prend congé pour laisser son héros dans la solitude absolue. Le héros du roman doit son succès à une seule idée de retravailler les cartes Michelin…
Une idée pop art revisitée le rend égal aux vedettes du marché d’art contemporain Damien Hirst et Jeff Koons d’une manière presque comique. Ni vrai artiste ni vrai homme d’affaires, le héros se laisse porter par des évènements et traverse la vie en passant à côté des choses, à côté de l’amour même.
« La Carte et le Territoire » est une œuvre parfaite, équilibrée, très zen, mais elle dégage une sérénité qui annonce néanmoins le futur désespoir.
J’étais tellement émerveillée par ce livre et tellement contente pour l’auteur qui a été enfin admis dans le cercle des classiques contemporains par des académiciens. IL a le droit de figurer dans les anthologies et des corpus proposés aux futurs bacheliers… J’étais ravie et je lui ai écrit une lettre pour le féliciter. Un ami à moi, un critique et sociologue assez connu, m’a dit : « Mais tu es folle, Maria, Houellebecq est une star ! Il s’en fout de toi, il reçoit des tonnes de lettres, il ne te lira et ne te répondra jamais ! » Amusée par cet acharnement soudain, j’ai dit « je m’en fous, moi aussi, je parle et j’écris à qui je veux. C’est important de parler aux auteurs vivants quand on a des choses à leur dire, pourquoi attendre qu’ils meurent, pour écrire des critiques et des analyses d’une façon unilatérale, en toute impunité… »
Houellebecq personnage périt et laisse son héros traverser la vie seul. Dans « Soumission » le héros, toujours intellectuel et solitaire, subit toujours les circonstances. Il est témoin d’une révolution dans la société, d’un changement du pouvoir et des élites, d’un changement d’ordre social tout court. IL est effaré mais jamais révolté, il continue à subir les circonstances qui lui procurent une forme de confort. L’être s’efface mais continue à consommer.
L’effacement encore plus dramatique est mis en scène dans « Near Death expérience », le film de Gustave Kervern, avec Houellebecq dans le rôle principal, de Paul, employé d’une plateforme téléphonique et père de famille. Un jour, frappé par le vide de son existence, il veut se suicider et va se perdre en vélo dans la montagne. Je pense que c’est filmé quelque part dans le Midi. Ces quelques jours d’errance sont les meilleurs de sa vie. ON le retrouve et on le ramène à la maison. IL se suicide en sautant de la voiture…
Ce film de 2014 où l’auteur a joué s’inscrit parfaitement dans son univers et annonce la progression qu’on trouve dans «», paru en janvier 2019.
Le héros est socialement intégré et reconnu, fonctionnaire de haut niveau, il est riche, vit dans un beau quartier à Paris avec une jeune et belle maîtresse. Mais il n’aime ni sa vie, ni son travail ni sa maîtresse qui ne l’aime pas. Alors il se coupe volontairement de la société et de la vie et même du sexe. Il va doucement mais fermement vers la mort physique qu’il affronte avec le plus grand détachement étant déjà intérieurement mort depuis longtemps.
Ce roman se lit lentement, on connaît la fin dès le début et on accompagne le héros dans son deuil de la vie, de ses amours et de ses amitiés. Le héros passe à côté de l’amour par sa faute qu’il reconnaît et qu’il assume. Dans son parcours funéraire il croise d’autres êtres désœuvrés et solitaires comme lui, son ami de jeunesse, un aristocrate devenu agriculteur par conviction mais ruinés, mort fusillé par les CRS sur les barricades, la femme de sa vie qui vit seule avec son petit garçon et qu’il observe en cachette pendant des semaines sans l’approcher… Le héros de Houellebecq déteste la grandiloquence, mais à la fin du livre il parle du sens de la vie et il évoque Dieu. Pour la première fois.
Le héros meurt physiquement. Il finit sa vie dans un petit appartement, un petit cube de béton, dans une tour dans le discret 13ème arrondissement. Pour rendre son existence matérielle, il affiche sur le mur blanc de son appart des photos de toute sa vie. Toute la vie n’est qu’une photo, n’est qu’un flash dans l’infini, mais sa vie à lui finira ici par la défenestration, symboliquement, dans un ultime geste de libération.
Ce roman n’est pas facile à lire. Mais il est édifiant, il nous dérange et nous marque tandis que son auteur continue sa marche vers l’éternité toujours avec un grand détachement. Le 19 avril dernier il a été décoré d’un Légion d’Honneur par le Président Macron. IL a accepté cette haute distinction. Devenu Chevalier, il est rentré définitivement dans l’histoire en suivant en quelque sorte la trajectoire de son héros.
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