Marmont est-il un maréchal ou un homme « maudit » comme l’indique le sous-titre de cet ouvrage ? Franck Favier tente de répondre à cette épineuse question au moyen de cette biographie passionnante d’un soldat de la Révolution devenu maréchal d’Empire puis major-général de la Garde Royale.
Dès les premières lignes, nous lisons une analyse intéressante : « Dans l’épopée napoléonienne, il fallait, comme dans toute aventure christique, un Judas. Ce fut Marmont, duc de Raguse. Si Marmont partage avec Bernadotte, Murat ou encore Augereau une réputation de traîtrise, justifiée ou non d’ailleurs, l’Histoire, l’opinion publique ont souvent oublié ou leur ont pardonné du fait de leur mort héroïque (Murat), de leur destinée incroyable (Bernadotte), ou tout simplement par manque d’intérêt (Augereau). » En définitive, comme Marmont n’est pas mort fusillé ou qu’il n’a pas ceint une couronne royale, l’opprobre des napoléoniens pouvait se déverser sur lui.
Rappelons que Murat est mort, en 1815, Augereau en 1816, Bernadotte en 1844, mais il se trouvait en Suède depuis 1810. L’auteur précise que « Marmont, lui, a vécu, restant d’ailleurs le dernier survivant des maréchaux du Premier empire en 1852 ».
Pour les nostalgiques de l’ère impériale, il était ainsi plus aisé de s’en prendre à Marmont car il vivait, et de surcroît, il habitait en France. La rancune se montrait tenace et loin d’être oubliée : « Marmont resta écrasé par ce qu’on a appelé la défection d’Essonnes et servit de bouc émissaire à l’échec final de l’épopée napoléonienne. » Dans sa pertinente introduction, Favier rappelle « que son titre lui-même servira à signifier la trahison au XIXe siècle, [et donna] un mot ragusade, [et] un verbe raguser ».
Avant d’être considéré comme le traître par excellence, Marmont eut une riche carrière sous la Révolution et l’Empire. L’auteur écrit : « Marmont connut une ascension prodigieuse dans le sillage napoléonien à partir de 1793 : capitaine en 1793 à dix-neuf ans, général de division en 1800 à vingt-six ans, ou encore maréchal d’Empire en 1809 à trente-cinq ans. » Sa vie privée aussi sembla lui donnée entière satisfaction : « Il se maria avec la fille d’un riche banquier suisse, Perrégaux, régent par la suite de la Banque de France. La fortune, l’amour, tout semblait sourire au protégé de Bonaparte. » Favier prend le soin d’ajouter que « son administration dans les Provinces Illyriennes entre 1807 et 1811 laisse encore un souvenir vivace en Croatie, où de nombreuses rues et places pourtant son nom. » Toutefois, l’auteur complète son propos d’une vérité implacable : « Tout s’effondre avec 1814… »
L’homme n’était pourtant pas dénué de mérites certains : « D’un physique agréable, élancé, portant bien l’uniforme, Marmont joignait à ces qualités physiques une intelligence de premier ordre, un esprit brillant et vif, une conversation attrayante. »
Ajoutons qu’il montrait un véritable courage face au feu de l’ennemi. Favier nous emmène sur les pas de Marmont, que ce soit en France, en Egypte, en Italie, au cœur de l’Europe, en Espagne… Ce riche parcours nous permet de voir que Marmont mena une carrière militaire plus qu’honorable, et sa gestion des Provinces Illyriennes fut de fait considérée comme positive par les populations locales. Les affaires militaires auxquelles le duc de Raguse participe sont bien décrites par Favier, tout comme les différents enjeux politiques se présentant à lui.
La bataille de Castiglione, par Victor Adam. 5 août 1796, 10h00. Marmont y amène l'artillerie, tandis que la division Augereau a commencé l'attaque centrale dans la plaine.
Les nombreuses interrogations, souvent complexes, qui traitent de la défection d’Essonnes sont analysées très clairement par l’auteur. Celui-ci apporte de la clarté sur un sujet difficile voire ténébreux, car les différentes protagonistes - dont Napoléon et Marmont - ont pris grand plaisir à réécrire l’histoire pour se justifier, au risque volontaire ou non d’embrouiller le tout.
Autre point important relevé par Favier, que nous relayons : « Les conditions du ralliement de Marmont à la monarchie vont peser sur la nature même de la première Restauration et, en participant au rejet populaire des Bourbons, vont contribuer indirectement au retour de Napoléon lors des Cents-Jours ».
Après cet événement, Favier nous dit que « Marmont traversa alors la période comme un encombrant personnage que chacun aurait préféré ne pas voir, odieux pour ses anciens camarades, importuns à ses nouveaux amis ». Les premiers n’oublient pas sa traîtrise, les seconds se méfiant d’un traître, qui plus est ancien fidèle de l’Usurpateur. Avant 1814, tout ou presque lui réussissait : « Armée, Amours, Argent, le maréchal possédait tout ce qu’un honnête homme pût souhaiter. Il était aussi, dans l’intimité, un homme simple et bon, aimable, serviable et obligeant avec ses amis. » Toutefois, Ses Mémoires révèlent ses défauts. Et en fin de compte, il ne fut pas souvent heureux : « Vaniteux, il tentait à tout moment de valoriser ses actions. Envieux des avancements des autres généraux lors de leur promotion au maréchalat en 1804, il ne sut pas masquer sa frustration, les reprochant directement à l’Empereur. Jaloux, il ne sut pas être heureux en ménage auprès d’Hortense. Chacun avait à se reprocher des incartades amoureuses ».
Afin de présenter un panorama complet de la situation, laissons la parole à Marmont : « J'ai été placé, en peu d'années, deux fois dans des circonstances qui ne se renouvellent ordinairement qu'après des siècles. J'ai été témoin actif de la chute de deux dynasties. La première fois le sentiment le plus patriotique, le plus désintéressé, m'a entraîné. J'ai sacrifié mes affections et mes intérêts à ce que j'ai cru, à ce qui pouvait et devait être le salut de mon pays. La seconde fois, je n'ai eu qu'une seule et unique chose en vue, l'intérêt de ma réputation militaire ; et je me suis précipité dans un gouffre ouvert dont je connaissais toute la profondeur. Peu de gens ont apprécié le mérite de ma première action. Elle a été au contraire l'occasion de déchaînements, de blâmes et de calomnies qui ont fait le malheur de ma vie. Aujourd'hui, je suis l'objet de la haine populaire, et il est sage à moi de considérer ma carrière politique comme terminée. »
Sur son île de l’Atlantique, Napoléon confie à Las Cases : « La vanité avait perdu Marmont, la postérité flétrira justement sa vie ; pourtant son cœur vaudra mieux que sa mémoire… » Chacun sera libre de se forger son propre avis. Heureusement pour lui, Napoléon ne sut pas que Marmont devint en 1831 l’un des interlocuteurs privilégiés de son fils, le duc de Reichstadt, lui racontant les prodiges napoléoniens et lui en transmettant la mémoire.
Favier nous livre une biographie d’excellente facture, qui aborde la riche et complexe vie de Marmont. Même dans ses nombreuses affaires entrepreneuriales - qui démontrent l’ampleur et la variété des domaines d’intérêt de Marmont - celui-ci ne rencontra que très rarement la réussite : « Malheur, malédiction, la vie de Marmont semble marquée par le destin. Il est ainsi, pour toujours, le maudit de l’épopée napoléonienne… »
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