Le triangle Russie-Turquie-États-Unis. Les intérêts géopolitiques de la France au Caucase du Sud
par Pierre-Emmanuel THOMANN
Nouvelle configuration géopolitique et effondrement de l'ordre juridique issu du monde unipolaire
Comment interpréter le conflit au Haut-Karabagh selon l'angle de la géopolitique ? Pour avancer une hypothèse géopolitique, il est nécessaire de replacer cette crise dans la configuration mondiale émergente, c'est-à-dire l'évolution de l'ordre géopolitique. Le droit international comme grille d'analyse unique n'a pas beaucoup d'utilité pour comprendre la situation en dehors de la manière dont il est instrumentalisé par les puissances rivales. Nous laisserons ici de côté la dimension historique1 sur le temps longs, dimension très importante pour rendre intelligible ce conflit, pour mieux nous concentrer sur les enjeux de pouvoir actuels entre grandes puissances.
La guerre au Haut-Karabagh confirme que les frontières en Eurasie changent et se déplacent à nouveau, car depuis la fin du monde bipolaire après la disparition de l'URSS, un processus de dégel des territoires s'est mis en mouvement avec l'émergence du monde multipolaire. Nous assistons au retour des guerres de conquêtes territoriales à l'échelon local et régional, liées aux enjeux de rivalités des puissances à l'échelle mondiale, avec un ajustement entre zones d'influences par une guerre dite par « proxy » (deux puissances s'affrontent indirectement, en soutenant des Etats ou groupes militaires qui se battent directement sur le front).
Le monde se fragmente et ouvre la voie à une recomposition des territoires, avec déplacement des fronts et l’apparition d’un nouveau tracé des lignes rouges entre grandes puissances. Les dynamiques géopolitiques sous-jacentes ressemblent de plus en plus au monde tel qu'il fonctionnait avant la Seconde Guerre mondiale.
La Transcaucasie (composé de la Géorgie, de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan) est un espace charnière entre l'Europe et l'Asie et une zone de collision entre les visions géopolitiques antagonistes de grandes puissances depuis des siècles. La configuration géopolitique émergente n'est pas sans rappeler les rivalités qui avaient opposés au XIXème et début du XXème siècle les empires russe (puis soviétique), ottoman (et ensuite Turquie), perse, britannique, français, allemand, austro-hongrois et italien dans différents espaces de confrontation interconnectés incluant l'Europe, les Balkans, l'Afrique du Nord, la Méditerranée, la Mer Noire, le Caucase, le Moyen Orient, l'Asie centrale, et l'Asie du Sud-Ouest avec l'Afghanistan. Aujourd'hui, les rivalités s'élargissent à l'échelle de l'Eurasie entière et sur les théâtres secondaires de l'Afrique et de l'Amérique du Sud avec une multiplication des acteurs incluant les États-Unis, la Chine, l'Inde, Israël, la Syrie, l'Irak et les pays du Golfe... Les arènes géopolitiques sont aussi plus diversifiées et enchevêtrées avec des rivalités sur les espaces terrestres, maritimes, aériens mais aussi le spatial, le cyberespace, l'espace numérique et l'espace-temps de l'intelligence artificielle, au moyen des outils militaires, économiques, énergétiques, démographiques ou encore la guerre de communication.
Le droit international ne peut pas être légitime sans ordre spatial2. Cela signifie que les résolutions des Nations Unies sur le Haut-Karabagh ainsi que le groupe de Minsk de l'OSCE3, reflets de la période unipolaire marquée par l'affaiblissement de la Russie après la chute de l'URSS, sont obsolètes depuis longtemps. Cela vient d'être acté par la nouvelle situation géopolitique, c'est à dire le nouvel ordre spatial, ouvrant la voie à un nouveau régime juridique encore inconnu.
La guerre au Haut-Karabagh a été préparée depuis longtemps par l'Azerbaïdjan, grâce à ses revenus pétroliers, avec le soutien de la Turquie4. Il est toutefois impossible à ce stade de connaître le degré de connivence des autres puissances face à l'imminence de l'offensive, mais à partir du moment où cette guerre était enclenchée, chacune estimait pouvoir en retirer au final un avantage géopolitique décisif.
Un cessez-le-feu durable a fini par être accepté par les belligérants le 9 novembre au terme de six semaines de conflit, après le début des hostilités le 27 septembre. Selon l'accord entré en vigueur le 10 novembre entre les belligérants militaires, l'Arménie et l'Azerbaïdjan sous la férule de la Russie, les effets sont asymétriques. Dans leur entreprise de conquête, les Azerbaïdjanais n'obtiennent pas la totalité du Haut-Karabagh mais les territoires qu'ils ont repris militairement sur la partie sud du Haut-Karabagh, la ville de Chouchi incluse, et les sept territoires adjacents qui servaient de zone tampon pour les Arméniens. Le Haut-Karabagh (la République autoproclamée de l'Artsakh) se voit dépecé de plus des trois-quarts de ses possessions territoriales avant le conflit au profit de l'Azerbaïdjan. Les populations de ces territoires ont fui, ce qui équivaut à une épuration ethnique définitive car il est peu probable qu'elles reviennent. En revanche, les Azéris, qui ont aussi subi une épuration ethnique de la part des Arméniens après la guerre de 1994, sont supposés réinvestir ces zones.
La portion congrue du Haut-Karabagh qui va rester aux Arméniens retournera probablement à une situation de « conflit gelé ». Son statut n'est pas encore déterminé par les accords.
Au-delà des enjeux régionaux et locaux concernant l'Azerbaïdjan et l'Arménie, ce conflit constitue une étape importante de la confrontation entre les grandes puissances et leurs projets géopolitiques antagonistes, que sont principalement la Turquie, la Russie, sans oublier l'Iran et Israël, et de manière moins explicite, les États-Unis, la Royaume-Uni, la France, l'Allemagne, l'UE et l'OTAN pour la constitution de zones d’influences sur le continent Eurasien.
C'est l'heure du bilan géopolitique provisoire après l'accord du 9 novembre.
La Russie étend son empreinte territoriale afin d’endiguer la poussée de la Turquie et l'OTAN, selon une stratégie de contre-encerclement
Premier enseignement à l'issue de ce conflit : face à la pression de la Turquie, membre de l'OTAN, la Russie a rétabli sa primauté sur le Caucase du Sud, qui fait partie de son « étranger proche ». La Russie a imposé un accord dont elle est le seul garant. Elle écarte la Turquie d'un rôle important et s'installe avec des forces militaires d'interposition sur le territoire stratégique du Haut-Karabagh5. La classe politique arménienne au pouvoir va probablement s'orienter de manière plus favorable vers la Russie.
Sur les temps plus longs, après avoir gagné la guerre en Tchétchénie (1999-2000) qui menaçait son intégrité territoriale, la Russie poursuit son retour inexorable sur les anciens territoires de la Russie tsariste, après la Transnistrie (Moldavie), l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie (guerre Russie-Géorgie 2008), la Crimée réunifiée avec la Russie à la suite du changement de régime à Kiev (2014) et désormais avec l'arrivée des troupes russes au Haut-Karabagh (les Russes ont proposé cette solution à différentes étapes historiques du conflit depuis 1994) sur un territoire de facto contrôlé par les Arméniens, mais légalement en Azerbaïdjan. Il ne s'agit pas d'une reconquête impériale, ni de la restauration d'une URSS réincarnée, mais de la défense ciblée des intérêts de sécurité de la Russie dans son « étranger proche », sous la pression des puissances extérieures6. A l'occasion du dénouement de la guerre au Haut-Karabagh, la Russie réussit à endiguer à la fois la Turquie et de l'OTAN. Au niveau régional, la Russie, l'Arménie et l'Iran sont des obstacles à l'expansion géopolitique panturque7.
Les crises actives ou temporairement stabilisées aux frontières de la Russie (Biélorussie, Donbass en Ukraine, Transnistrie en Moldavie, Abkhazie et Ossétie du Sud en Géorgie et Haut-Karabagh entre Arménie et Azerbaïdjan) forment un arc de crises qui sont exploitées et renforcées par les puissances extérieures. Ces dernières, principalement les États-Unis et ses alliés du front oriental de l’OTAN, agissent par États-pivots interposés (surtout la Pologne et la Turquie) ou directement (l'Ukraine) pour encercler, contenir et si possible repousser la Russie dans ses terres continentales. La Russie réagit à cette pression géopolitique par la préservation d'avant-postes territoriaux qui lui permettent de rétablir l'équilibre et la stabilité, précisément sur des territoires faisant l'objet de revendications opposées et transformées en « conflits gelés » (voir la carte n°1 – Russie : double endiguement de l'OTAN et de la Turquie).
Carte n°1
La Russie, du fait de sa reconnaissance de jure ou de facto des territoires séparatistes et de son empreinte militaire sur ces territoires, bloque l'adhésion éventuelle à l'OTAN de la Géorgie, de l'Ukraine, de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan (pas à l'agenda, pour les deux derniers, contrairement à la Géorgie et l'Ukraine, mais à long terme, mieux vaut être prudent du point de vue russe).
La Russie a empêché une défaite totale des Arméniens au Haut-Karabagh. Les Russes ne pouvaient pas accepter une invasion complète du Haut-Karabagh. Cela aurait été interprété comme un affaiblissement de la Russie et de facto de l'alliance entre la Russie et l'Arménie au sein de l'OTSC8 et un gain trop important pour l'Azerbaïdjan, mais aussi pour la Turquie. Juridiquement, il n'y a que le territoire de l'Arménie stricto sensu qui était concerné par les accords de défense avec la Russie, puisque l'Arménie n'a elle même pas reconnu officiellement l'État autoproclamé du Haut-Karabagh, pour en faire une carte de négociation avec l'Azerbaïdjan. Cette évolution aurait ensuite été exploitée dans la guerre de communication que les adversaires de la Russie mènent en permanence. Cela aurait aussi ouvert la voie à l'avenir à d'autres déstabilisations et avancées turques, avec la complaisance, voire le feu vert des États-Unis et l'OTAN.
Face à l'impossibilité des belligérants de s'entendre depuis des années sur la mise en œuvre des propositions du groupe de Minsk (retour des zones tampons adjacentes au Haut-Karabagh à l'Azerbaïdjan en échange d'un processus de détermination sur le statut du Haut-Karabagh), les Russes ont adopté une posture de prudence qui fût considérée comme la seule réaliste de leur point de vue. En choisissant leur camp de manière claire (l’Azerbaïdjan ou l’Arménie), les Russes auraient non seulement perdu leur position de médiateur, mais aussi risqué de voir l'Azerbaïdjan se rapprocher plus encore des Turcs, voire de l'OTAN à plus long terme. Lorsque les Azerbaïdjanais furent sur le point de conquérir tout le territoire du Haut-Karabagh et après la perte d'un hélicoptère russe dans des conditions obscures, les Russes ont poussé à un accord lorsque la situation était mûre après l'échec des trois cessez-le-feu précédents.
Nikol Pashinyan et Vladimir Poutine, le 20 décembre 2019 à Saint-Pétersbourg en Russie.
En conséquence, selon l'accord entré en vigueur le 10 novembre, la Russie peut désormais déployer des troupes d'interposition au Haut-Karabagh, en plus de ses bases en Arménie, avant-postes vis-à-vis de la Turquie et du corridor énergétique stratégique promu par les États-Unis sur l'axe Bakou-Tbilissi-Ceyhan. Les forces russes d'interposition s'installent pour cinq années renouvelables sur le territoire considéré comme légal par les Nations Unies et l'Azerbaïdjan. L'Arménie surtout, mais l'Azerbaïdjan aussi, vont devenir plus dépendants de la Russie et auront plus de difficultés à se rapprocher de l'OTAN et l'UE. Avec l’arrivée au pouvoir du Président à la suite d’une révolution de couleur en 2018, l’Arménie avait tenté un rapprochement avec les États-Unis et suscité la méfiance en Russie9. Désormais, l'Arménie sera plus dépendante de la Russie pour sa sécurité. Cette crise a démontré que la tentative d'orientation euro-atlantiste de l'Arménie ne lui a pas offert de soutien décisif de la part des Occidentaux face à l'offensive turco-azérie.
En vertu de l'accord accompagnant le cessez-le-feu, un corridor de transport sera établi pour relier l’Azerbaïdjan à l’enclave du Nakhitchevan (avec prolongement éventuel à la Turquie), répondant ainsi à une revendication de l’Azerbaïdjan de bénéficier d’une continuité territoriale et d'Ankara d’avoir un accès à la mer Caspienne. En ce qui concerne la continuité territoriale entre l'Arménie et le Haut-Karabagh, le corridor de Latchin sera maintenu mais déplacé en raison de la perte de la ville de Chouchi par les Arméniens au profit des Azerbaïdjanais. Ces deux corridors seront supervisés par le service des gardes-frontières du FSB de Russie.
Les Russes vont donc contrôler toutes les voies stratégiques des uns et des autres.
La Turquie renforcée dans le Caucase du Sud mais endiguée par la Russie
La nouvelle configuration géopolitique n'aboutit pas à un nouveau condominium russo-turc dans le Caucase du Sud, à l'image du processus d'Astana initié par la Russie, la Turquie et l'Iran en 2017 pour la Syrie. C'était pourtant une revendication turque pour la résolution du conflit au Haut-Karabagh, même si la Turquie a renforcé son influence en Azerbaïdjan.
L'alliance politique et militaire10 de l'Azerbaïdjan avec la Turquie a rendu possible l'offensive de l'Azerbaïdjan. Sans le soutien de la Turquie, elle n'aurait pas pu avoir lieu. Avec ce nouveau conflit, la Turquie a poursuivi son expansion géopolitique en ouvrant un nouveau front dans le Caucase après ses opérations militaires sur les territoires libyen, syrien et irakien, ses revendications maritimes en Méditerranée orientale et ses provocations à Chypre11. A l'occasion de ce nouveau conflit, la Turquie a cherché à renforcer son statut de puissance régionale dans le Caucase du Sud.
Elle a pourtant été freinée dans ses ambitions initiales par la Russie.
La Turquie souhaitait être incluse officiellement dans le format de négociation pour le cessez-le-feu et la période post-conflit. Elle a pourtant été écartée formellement de l'accord du 9 novembre signé entre la Russie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, puisqu'elle n'est pas signataire du compromis, même si une négociation en coulisses entre Russie et Turquie a vraisemblablement eu lieu.
Comme la Turquie est membre de l'OTAN et que le Haut-Karabagh est situé dans l' « étranger proche » de la Russie, cette dernière ne pouvait pas lui octroyer le statut de partenaire sur un pied d'égalité pour inaugurer un condominium russo-turque au Haut-Karabagh, à l'image du processus d'Astana en Syrie. Il n'y aura donc pas de forces d'interposition turques au Haut-Karabagh mis à part des observateurs dans un centre d'observation du cessez-le-feu, seule concession symbolique accordée aux Turcs. La Turquie revendique aussi un nouveau corridor Turquie-Azerbaïdjan en passant par le Nakhitchevan et le Sud du Haut-Karabagh, qui pourrait être prolongé vers l'Asie centrale en traversant la mer Caspienne. Selon l'accord du 9 novembre, ce corridor lui serait accordé mais sous supervision des Russes, et croiserait l'axe Arménie-Iran.
Toutefois, l'interprétation des accords diffère entre les Russes, les Azéris et les Turcs qui essaient de poursuivre la négociation pour maximiser leur présence.
La Russie a aussi fait pression sur la Turquie en bombardant les islamistes pro-turcs en Syrie, enfin de leur envoyer un signal fort face à l’arrivée de ces mercenaires islamistes vers le Haut-Karabagh12.
Chez les experts, une soi-disant alliance ou connivence russo-turque pour se tailler et partager des zones d'influence au détriment des Européens et des États-Unis est souvent invoquée. Cette thèse est à relativiser. La prépondérance croissante des acteurs régionaux pour la gestion des conflits, c'est à dire la régionalisation des enjeux géopolitiques relève de l'évolution de la configuration géopolitique européenne et mondiale.
C'est avant tout à cause du refus de la part des États-Unis et des autres membres européens de l'OTAN d'accorder une place à la Russie au lendemain de la disparition de l'URSS dans un nouveau concert européen et mondial, et la poursuite de son encerclement par l'expansion euro-atlantiste que la Russie est obligée de se rapprocher d'un pays qui peut aussi constituer une menace, la Turquie avec son expansion panturque et islamiste.
Il n'y a pas d'alliance entre la Russie et la Turquie, mais rivalité, confrontation et identification d'intérêts tactiques communs à la suite de négociations permanentes pour tracer les lignes de front en mouvement, sans se laisser entraîner dans une guerre frontale. En prolongement de la rivalité pluriséculaire entre les empires russe et ottoman, les Russes se méfient de manière croissante de l'expansionnisme territorial mais aussi du prosélytisme panturc et islamiste ; non seulement sur le flanc sud de la Russie qui est le plus vulnérable, mais aussi sur son propre territoire avec les minorités tatares et musulmanes13. Comme la Russie a torpillé l'expansion turque en Syrie, la Turquie cherche à torpiller l'expansion russe en Libye et tente désormais de bousculer la Russie dans le Caucase. Un nouveau foyer d'attraction pour les mercenaires islamistes au Haut-Karabagh risquait d'affaiblir durablement la Russie sur son flanc sud. Pour éviter ce même phénomène, la Russie s’était déjà engagée en Syrie devenue, à l’époque, le théâtre de ralliements des islamistes. Elle avait stoppé ces flux grâce à son intervention en 2015.
Les États-Unis ont pour objectif d'exploiter les tensions dans le Caucase du Sud à leur profit, tout comme la Russie et la Turquie, à la différence que ces deux derniers États sont directement concernés du fait de leur position géographique. Dans un monde multipolaire, le processus de régionalisation des crises où les acteurs régionaux (la Russie et la Turquie) qui ont des intérêts géopolitiques directs en raison de leur proximité géographique est logique. Ils forment un directoire pour gérer leurs différents ou convergences géopolitiques. Ils excluent ainsi les prétendants au monde unipolaire (les États-Unis et leurs alliés proches) qui s'arrogeaient auparavant le droit de se mêler de toutes les crises à l'échelle globale. L'évolution de la posture des États-Unis, qui se retirent des premières lignes, mais privilégient sur certains théâtres les États-pivots comme la Turquie au frontières de l'« étranger proche » de la Russie, accélère cette évolution.
La Russie n'est pas tombée dans le piège de la confrontation directe avec la Turquie, ni en Syrie, ni au Haut-Karabagh et poursuit sa relation de rivalité permanente mais ponctuée d'accords provisoires et précaires avec la Turquie. Ce faisant, la Russie a pour objectif d'éloigner la Turquie de l'OTAN, afin de fissurer l'alliance, tandis que la Turquie joue un double jeu, mais reste plus proche de l'OTAN.
Les États-Unis en retrait apparent cherchent à faire pivoter la Turquie contre la Russie
Les États-Unis qui ont des intérêts globaux et qui se mêlent d'habitude des conflits dans le monde se sont mis curieusement en retrait à propos de la guerre au Haut-Karabagh. Cela est d'autant plus surprenant que l’un des protagonistes, la Turquie, est membre de l’OTAN et que les États-Unis partagent la co-présidence du groupe de Minsk avec la Russie et la France dans lequel le lobby arménien est très actif.
Le président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdogan, et le président de la République d’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev.
En dehors d'une diplomatie déclaratoire par le communiqué commun de Donald J. Trump, Emmanuel Macron, Vladimir Poutine pour une cessation des hostilités dans le cadre du groupe de Minsk (1er octobre), une tentative de négociation de cessez-le-feu humanitaire le 25 octobre à Washington (25 octobre) et une déclaration de Donald Trump sur la courage des Arméniens14 sans doute destiné à l'électorat arménien, rien n'a été entrepris pour modérer la Turquie. Le soutien de la Turquie à l'Azerbaïdjan a pourtant été décisif pour engager cette guerre.
L'argument souvent invoqué que la campagne électorale aurait détourné l'attention des États-Unis à propos du conflit au Haut-Karabagh bute sur l'élément suivant : pendant cette période électorale, la diplomatie des États-Unis s'est poursuivie imperturbablement sous la direction du secrétaire d'État Mike Pompeo. Celui-ci a notamment apporté son soutien à la Grèce, lors d'une visite les 26 et 27 septembre (la guerre au Haut-Karabagh a débuté le 27 septembre) avec pour message l'endiguement de la Turquie dans les zones économiques exclusives (ZEE) de la Grèce et Chypre regorgeant de gaz, mais aussi de la Russie en Méditerranée orientale15. Un mécanisme de « déconfliction » entre la Grèce et la Turquie à été inauguré à l'OTAN et la diplomatie des États-Unis a aussi clairement pris position en défaveur de la Turquie, pendant le mois d'octobre16 en Méditerranée orientale, pendant que le conflit au Haut-Karabagh se poursuivait. La diplomatie américaine a aussi encouragé la Turquie à contrer la Russie en Syrie17. Pourtant rien n'a été entrepris de semblable vis à vis du conflit au Haut-Karabagh mis à part de vagues déclarations dans les médias18.
Les États-Unis ne sont donc pas neutres vis à vis de la posture de plus en plus agressive de la Turquie. Toutefois, leurs prises de position sont sélectives. Soit ils sont complaisants voire encouragent la Turquie lorsqu'elle ses actions sont dirigées contre la Russie, soit ils lui posent des limites lorsque cela menace la cohésion de l'OTAN. Même dans le cadre d'un engagement sélectif, la neutralité n'existe pas. Le silence ou l'absence de réaction concrète en géopolitique vaut souvent approbation pour les grandes puissances.
Pour comprendre, il faut rappeler le contexte géopolitique de la nouvelle rivalité des puissances à l'échelle mondiale. La Chine et la Russie ont été désignées par les États-Unis comme leurs puissances rivales et l'Iran comme un «État voyou »19.
Dans le cadre de leur objectif de ralentir l'émergence du monde multicentré, les États-Unis soutiennent les États-pivots du « Rimland » eurasien contre la Russie, la Chine et l'Iran (voir carte n°2 : Stratégie géopolitique des États-Unis contre la Russie et la Chine dans le contexte de la nouvelle rivalité des puissances).
Carte n°2
Les États-Unis sous la présidence de Donald Trump ont opéré un retrait apparent du théâtre européen et eurasien. Il n'est plus question d'opérations militaires comme en Ex-Yougoslavie, ou de soutien explicite à un changement de régime comme en Ukraine Ils se retirent des premières lignes de front20, en laissant d'autres États occuper l'espace géopolitique en fonction des circonstances et des zones géographiques pour réduire le poids de leurs adversaires. Ils soutiennent donc des États-pivots comme la Pologne et la Turquie et des États-fronts comme l'Ukraine sur la ligne de fracture avec la Russie qui va du Nord-est de l'Europe jusqu'en mer Méditerranée au sud, mer Noire et Caucase au sud-est.
En ce qui concerne la Russie, les crises héritées de la disparition de l'URSS qui éclatent dans son « étranger proche » sont exploitées de manière calibrée pour éviter un conflit de haute intensité21 ou de manière indirecte par les États-Unis. Ces instabilités forment un arc de tensions qui tendent à renforcer la perception d'encerclement22 de la Russie et sont mises à profit pour provoquer son épuisement dans les points chauds multiples de sa proximité géographique. Dans cette manœuvre stratégique, le Royaume-Uni se positionne en synergie avec les États-Unis pour contrer la Russie dans le cadre de l'OTAN mais aussi au niveau bilatéral (voir carte n°3 - Stratégie géopolitique des États-Unis contre la Russie dans le contexte multipolaire ).
Carte n°3
D'où la prise de position des États-Unis et du Royaume-Uni et leurs alliés proches contre la Russie avec un renforcement des tensions sur les différents théâtres comme la Biélorussie, l'Ukraine, l'opposition au gazoduc North Stream 2, mais aussi l'affaire Navalny. Le théâtre de confrontation se prolonge en mer Méditerranée avec la Libye et la Syrie.
C'est dans le cadre de cette configuration que la Turquie à ainsi une fonction de pivot pour les États-Unis et l'OTAN vers le Moyen Orient, la mer Méditerranée, la mer Noire et dans la Caucase. La Turquie s'immisce de manière opportuniste sur tous ces théâtres en fonction de ses intérêts géopolitiques.
La Turquie est pourtant un allié de plus en plus ambigu dans l'OTAN vis à vis de ses partenaires. La Turquie achète le système d'armes russe S-400 et son programme d'achat des F35 américains a été suspendu en conséquence. L'acquisition de ce système d'arme russe par la Turquie est un moyen de pression sur ses partenaires, comme le chantage migratoire pour réduire l'opposition à ses priorités géopolitiques, tout en restant dans l'alliance atlantique.
La Turquie a par contre pour rôle implicite au sein de l’Alliance atlantique d’éviter une victoire totale du gouvernement syrien de Bachar el-Assad et de la Russie en Syrie, d’où le soutien des États-Unis à la Turquie à Idlib. La Turquie est aussi intervenue en Libye contre le général Haftar soutenu par la Russie.
Enfin à l'occasion du conflit au Haut-Karabagh, la Turquie cherche à se renforcer dans le Caucase du Sud (voir carte n°4 - La Turquie: allié ambigu de l'OTAN - Défi géopolitique croissant pour l'UE et la Russie).
Carte n°4
L'absence de pressions sur la Turquie de la part des États-Unis ainsi que de l'OTAN 23 et l'UE renforce l'hypothèse d'un assentiment implicite des États-Unis et de ses alliés proches vis à vis de l'offensive turco-azérie.
L'objectif principal de cette manœuvre est de repousser la Russie dans ses terres continentales, d'où la complaisance vis à vis de l'expansionnisme turc. Dans le Caucase du Sud, comme en Syrie, la Turquie fait donc le travail que les États-Unis ne veulent plus faire en première ligne. L'objectif géopolitique implicite est de réorienter l'expansion géopolitique de la Turquie vers le Caucase et l'Asie centrale contre la Russie et la détourner de la Méditerranée orientale et du théâtre européen pour endiguer la fissuration de l'OTAN.
Les États-Unis se renforcent par contre en première ligne en Méditerranée orientale en Grèce (nouvelle base à Souda Bay en Crète après la base d'Alexandroupolis près des détroits turcs) et à Chypre (nouveau centre de formation sur la sécurité portuaire CYCLOPS, levée de l'embargo sur les ventes d'armes)24. Ils réaffirment ainsi leur rôle central au sein de l'OTAN menacée par les rivalités entre alliés.
La France a aussi mené ses propres initiatives pour soutenir la Grèce et Chypre contre la Turquie, notamment avec des ventes de Rafales à la Grèce.
Ses forces navales ont aussi mené des exercices avec la Grèce, Chypre et l'Italie tandis que les États-Unis ont mené des exercices parallèles avec la Turquie25. Les États-Unis sont donc complaisants vis à vis de la Turquie quand il s'agit de la France et démontrent ainsi qu'ils n'approuvent pas sa posture en pointe vis à vis de la Turquie26. Le secrétaire d'État américain Mike Pompeo a pourtant souligné à Paris la nécessité de renforcer les relations transatlantiques pour faire face à la Turquie, mais après que le cessez-le-feu au Haut-Karabagh ait été obtenu sous l'égide de la Russie, autrement dit quand les jeux étaient faits.27
Les États-Unis attendent de la France quelle se positionne de manière prioritaire pour contrer la Russie28.
Le rôle de la Turquie comme gardienne des détroits turcs et contrepoids géopolitique à la Russie dans le Caucase, mer Noire et Moyen Orient est donc prioritaire pour les États-Unis. C'est un élément essentiel de leur posture géopolitique29.
La Turquie est aussi garante du corridor énergétique qui passe au sud du Caucase sur l'axe Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie30, avec le soutien des États-Unis, du Royaume-Uni mais aussi de l'OTAN et l'UE pour contourner la Russie31 (voir carte n°5 : L'enjeu géopolitique énergétique du corridor Sud).
Carte n°5
Avec le renforcement de l'Azerbaïdjan, le but pour les Américains pro-israéliens est aussi d'affaiblir et de fragmenter à terme l'Iran au moyen des minorités azéries, en synergie avec Israël32. Pour Israël, l'Azerbaïdjan est une alliance de revers contre l'Iran. Israël vend des armes à l'Azerbaïdjan33 et s'approvisionne en pétrole azéri.
La faiblesse et l'alignement des Européens sur la vision euro-atlantiste exclusive laisse aussi une énorme marge de manœuvre à la Turquie et facilite son expansion. La tentative de la France de s'y opposer n'a pas suscité beaucoup de vocations ni dans l'UE divisée34, ni dans l'OTAN.
La posture géopolitique des États-Unis envers la Russie ne changera pas fondamentalement avec la nouvelle administration et on peut s'attendre à une cristallisation des tensions.
L'Iran pour un endiguement de la Turquie, d'Israël et de l'OTAN
L'Iran, rival de la Turquie et adversaire des États-Unis et d'Israël, ne souhaite pas non plus voir s'installer des troupes turques au Haut-Karabagh, c'est à dire au nord de son territoire. L'Iran de confession shiite est particulièrement opposée à l'arrivée de mercenaires islamistes sunnites à ses frontières, mais aussi de l'influence de l'OTAN. Sa position est proche de celle de la Russie, comme en Syrie, pour soutenir Bachar el-Assad contre l'État islamique, et faire contrepoids à la Turquie, les États-Unis et Israël. En ce qui concerne les termes de l'accord accompagnant le cessez-le-feu au Haut-Karabagh, l'Iran est d'avis que le corridor de transport Nakhitchevan-Azerbaïdjan ne doit pas barrer les flux du corridor Arménie-Iran. Cette ligne rouge des Iraniens va amener les Russes à être vigilants au sujet du contrôle de ces corridors dont ils auront la charge.
Les limites de l'Union européenne dans le Caucase du Sud
L'Union européenne qui est divisée en raison des positions différentes des États-membres envers la Turquie et la Russie a été marginalisée dans la résolution du conflit du Haut-Karabagh. Les pays de l’UE ont été incapables de s'accorder jusqu'à présent pour renforcer les sanctions35 contre la Turquie malgré que celle-ci soit en conflit territorial avec deux membres de l’UE, la Grèce et Chypre, à propos des zones économiques exclusives en Méditerranée orientale. L’attentisme de l’UE s'est renforcé à propos du nouveau conflit au Haut-Karabagh. Les prochains sommets européens en décembre vont être l'occasion d'examiner si les lignes vont bouger36.
L'Arménie et l'Azerbaïdjan, comme la Géorgie, sont des États associés au partenariat oriental de l'UE, programme de coopération dans le cadre de sa politique de voisinage au moyen duquel elle s'efforce de renforcer ses liens et son influence dans le Caucase du Sud. Avec le renforcement probable de l'emprise russe en Arménie et de la Turquie en Azerbaïdjan, le programme du partenariat oriental atteint ses limites du point de vue politique, mais pourrait être dirigé vers des programmes d'aides aux populations et de reconstruction. L'objectif de certains États membres d'utiliser ce programme pour donner une orientation européenne aux États du Caucase du Sud, voire implicitement un élargissement futur, va être bridé.
La classe politique arménienne va traverser une période de troubles politiques en raison de la colère des Arméniens vis à vis du président arménien Nikol Pashinyan considéré comme le perdant des négociations. L'Arménie va peut-être s'orienter plus fermement vers l'Union économique eurasienne pilotée par la Russie. On peut conclure que la poussée euro-atlantique (UE et OTAN sont complémentaires) atteint ses limites car l'UE comme l'OTAN sont en sur-extension.
Il est assez logique que dans un monde de plus en plus multipolaire, les logiques géopolitiques régionales priment de plus en plus. L'UE dont les paradigmes reposent sur la vision d'un monde unipolaire en synergie avec les États-Unis, peine à s'affirmer dans sa proximité géographique face à la Turquie et la Russie.
Quels intérêts géopolitiques de la France au Caucase du Sud ?
La France est l'État-membre de l'OTAN et de l'UE qui a eu la position la plus proche de la Russie au sujet du Haut-Karabagh avec la dénonciation de la présence de mercenaires islamistes syriens envoyés par la Turquie37. Elle n'a cependant apporté qu'un soutien moral à l'Arménie, cherchant à maintenir une position neutre en raison de son rôle au processus de Minsk. La diplomatie Française est pourtant en recul puisque le groupe de Minsk de l'OSCE, dont elle partage la co-présidente avec la Russie et les États-Unis, a été marginalisé lors de l'accord de cessez-le-feu négocié par la Russie. La Russie est de toute manière le seul État qui avait toutes les cartes en main pour stopper le conflit au Haut-Karabagh en faisant pression sur la Turquie et les belligérants.
Au sujet du Haut-Karabagh, la France et l'Allemagne n'ont pas négocié de réponse commune en raison de leurs positions divergentes vis à vis de la Turquie, mais aussi à propos de la Russie. La France est l'État le plus en pointe pour s'opposer à l'expansion de la Turquie en Méditerranée orientale et pour promouvoir une nouvelle architecture de sécurité européenne avec la Russie. Vis à vis de la Turquie, l'Allemagne préfère la négociation à la confrontation. L'Allemagne cherche avant tout à préserver l'unité de l'OTAN et ne veut pas mettre en cause ses liens économiques38 ni ses flux migratoires avec la Turquie. Elle possède une très grande diaspora turque, et elle est prisonnière du chantage turc après avoir confié à la Turquie la garde des frontières de l'UE, lors de la crise migratoire en 2015.
Les enjeux géopolitiques du Caucase du Sud, au carrefour de l'Europe et de l'Asie, concernent pourtant l'Europe toute entière39 et en particulier la France qui a, en plus, des intérêts stratégiques en Méditerranée orientale, même si le Caucase n'a jamais fait partie de son pré-carré. La France possède aussi un héritage civilisationnel commun avec l'Arménie chrétienne et une forte diaspora arménienne assimilée à la nation française. Or l'expansionnisme territoriale de nature pan-turquiste et islamiste de la Turquie menace l'Arménie, avant-poste oriental de la civilisation occidentale, et risque aussi de déstabiliser la Méditerranée et l'Europe balkanique, avec des prolongements sur le territoire européen en raison de la présence des diasporas turques qui sont autant de leviers pour le président Recep Tayyip Erdogan40.
Le Caucase étant éloigné de la France et faisant partie de la zone d'influence russe, une posture spécifique de la France qui aille au delà de l'aide humanitaire et culturelle pour protéger le patrimoine de la région n'en demeure pas moins importante. C'est la présence militaire russe qui sera décisive pour protéger le Haut-Karabagh, mais la France peut aider à stabiliser la situation. S'impliquer dans le Caucase du Sud permet aussi à la France de faire pression sur la Turquie en la prenant à revers.
Outre la promotion de la stabilité pour tous les peuples du Caucase, son rôle devrait avoir pour objectif d'endiguer l'expansionnisme turc, mais avant tout sur les territoires où elle peut jouer un rôle décisif, c'est à dire en Méditerranée orientale. Dans son rôle de défenseur de la liberté des nations, Arménie et Azerbaïdjan comprises, la France a pourtant aussi un rôle à jouer pour contribuer à ce que le Haut-Karabagh ne soit pas conquis dans son entièreté lors d'un conflit futur.
La Turquie considère que l’Arménie est un obstacle à ses ambitions territoriales panturques, et va jusqu’à considérer que la Turquie et l’Azerbaïdjan sont deux États pour une même nation. L’Azerbaïdjan était un État resté jusqu’à présent indépendant et laïque. Il serait judicieux d’éviter une emprise croissante de la Turquie sur l’Azerbaïdjan.
Pour atteindre cet objectif, c'est une politique d'alliances régionales qui serait adéquate. La seule manière pour les Français de renforcer leur poids dans leur proximité géographique est de se rapprocher au niveau bilatéral de la Russie pour endiguer la Turquie, avec les États européens favorables à cette approche, notamment la Grèce, Chypre et l'Italie, et dans le mesure du possible, l'Allemagne. Un rapprochement avec les pays riverains de la Méditerranée comme l'Egypte et la Syrie serait aussi utile. La Russie se trouverait ainsi moins seule dans son objectif de contenir la Turquie. Dans le cas contraire, la Russie sera tentée de s'accorder avec la Turquie contre les intérêts des États européens. Si la France ne cherche pas à construire des alliances européennes plus ciblées, en coordination avec la Russie qui se renforce aussi dans le pourtour géographique de l'UE, elle risque d'être écartée non seulement du Caucase, mais des zones plus proches et stratégiques pour ses intérêts en Syrie et en Libye.
Une inflexion de la position des États-Unis n'est pas non plus à exclure, même si les fondamentaux géopolitiques vont se prolonger. Si la nouvelle administration aux États-Unis se préoccupe de leur alliance avec les Européens, c'est le moment pour eux d’essayer de faire passer le message que l'impunité de la Turquie et l'hostilité envers la Russie ne correspondent ni aux intérêts de la France ni aux intérêts de l'Europe.
La réactivation du groupe de Minsk (bien que ce format n'ai pas été décisif pour l'obtention de l'accord de cessez-le-feu) peut à nouveau jouer un rôle à l'avenir car la Russie a peut-être intérêt à ne pas donner trop d'espace à la Turquie, mais cela dépend aussi de la bonne volonté des Européens. Des initiatives pour contrer et faire pression sur la Turquie peuvent être complémentaires, notamment au sein de l'Union européenne (avec la remise en cause de l'accord douanier et les aides de préadhésion entre l'UE et la Turquie), au Conseil de l'Europe, ou au moyen de coalition plus restreintes si cela s'avère impossible en raison des désaccords entre États-membres
Contrairement à ce qui est affirmé par la diplomatie française, la France n'est pas obligée de maintenir une position de stricte neutralité41 (qui est par contre dans l'intérêt de la Russie), d'autant plus que la Turquie soutient ouvertement l'Azerbaïdjan et cherche à marginaliser la France. C'est bien évidemment aussi pour défendre le principe de l'équilibre en Europe et en Eurasie que la France devrait exprimer une position plus claire. Si à l'avenir, le rôle de médiateur de la Russie restera central, l'alliance turco-azérie avec le soutien non explicite des États-Unis et du Royaume-Uni en plus de la complaisance de l'OTAN et de l'UE, aboutit à une configuration très déséquilibrée en défaveur des Arméniens. La France, en soutenant de manière plus franche l'Arménie, en coordination avec les alliés européens les plus proches comme la Grèce et Chypre, pourrait contribuer à rétablir la balance vis à vis de la Turquie, en synergie avec la Russie.
La France pourrait aussi soutenir un processus d'autodétermination pour les Arméniens du Haut-Karabagh. Toutefois cette option ne serait possible que dans le cadre d'une négociation plus globale entre grandes puissances pour résoudre les différents « conflits gelés » dans l' « étranger proche » de la Russie, c'est à dire une nouvelle architecture européenne et eurasienne de sécurité.
En ce qui concerne le Haut-Karabagh, plusieurs scénarios sont envisageables :
-soit les Arméniens du Haut-Karabagh déclarent leur indépendance après un processus d'autodétermination, et fusionnent éventuellement avec l'Arménie, mais cette option rencontrera l'opposition de l'Azerbaïdjan et la Turquie (les troupes russes seraient perçues comme troupes d'occupation),
-soit le Haut-Karabagh se vide progressivement de ses habitants faute de perspectives et deviendra un territoire investi par les Azéris, option qui rencontrera l'opposition des Arméniens et des Russes (il n'y aurait plus de raison pour la présence des troupes russes d'interposition),
-Soit les Arméniens du Haut-Karabagh choisissent l'autodétermination, mais de manière officieuse en renforcent leurs liens avec la Russie qui leur octroierait des passeports russes, un peu comme en Abkhazie et Ossétie du Sud ; cette option permet aux troupes russes d'interposition de rester ( d'où la réticence des Arméniens du Haut-Karabagh à fusionner avec l'Arménie et de préserver les intérêts de la Russie pour endiguer l'expansion géopolitique de l'OTAN et de la Turquie) ; ce scénario d'un protectorat russe sous le régime de l'ambiguïté est la plus susceptible à ce stade d'offrir la sécurité aux habitants du Haut-Karabagh en raison des rivalités géopolitiques entre les puissances impliquées et si les perspectives de nouvelle architecture de sécurité européenne et eurasienne ne se matérialisent pas.
La clé de la résolution du conflit ne réside donc pas dans une négociation limitée aux enjeux du Haut-Karabagh, ni dans la mise en œuvre des résolutions des Nations Unies et des recommandations du groupe de Minsk selon une approche purement normative, mais dans l'émergence d'une nouvelle configuration géopolitique à l'échelle européenne et eurasienne qui permette de stabiliser les zones d'influences entre grandes puissances, c'est à dire négocier une nouvelle architecture de sécurité européenne et eurasienne (voir schéma : le chaînon manquant de la sécurité européenne).
Perspectives : la pertinence d'une nouvelle architecture de sécurité européenne et eurasienne
Pour une résolution des différents « conflits gelés » sur le flanc oriental de l'Europe, en particulier le Haut-Karabagh dont l'avenir n'est toujours pas déterminé, une nouvelle architecture de sécurité européenne et eurasienne de sécurité reste donc pertinente à l'avenir. Il est illusoire de croire à la résolution des différents conflits au cas par cas, car ils font partie d'une problématique systémique plus large, la rivalité entre la Russie, la Turquie, et les États-Unis. Ils peuvent être réactivés à tout moment en fonction des évolution des rapports de force.
Tant que la menace d'un élargissement de l'OTAN pèsera sur l'étranger proche de la Russie, et que l'UE se considèrera comme une entité complémentaire à l'OTAN, il n'y aura pas d'avancée significative. Il est aussi un intérêt pour la France à promouvoir cette nouvelle architecture européenne de sécurité avec la Russie, pour un meilleur équilibre géopolitique en Europe et Eurasie selon la vision gaullienne de l'Atlantique à l'Oural (au pacifique dirait t'on aujourd'hui). Cela exige un arrêt de l'élargissement de l'OTAN, mais aussi de l'UE, afin que l'Europe ne soit plus le théâtre de la rivalité russo-américaine selon une vision exclusivement euro-atlantiste.
P-E. T.
NOTES ET RÉFÉRENCES
1. Lire à ce propos la synthèse d’Éric Denécé, Le conflit Arménie/Azerbaïdjan relancé par la Turquie, octobre 2020, https://cf2r.org/editorial/le-conflit-armenie-azerbaidjan-au-haut-karabakh-relance-par-la-turquie/
Pour approfondir, le numéro 81 de la Revue Hérodote, Géopolitique du Caucase, avril-juin 1996. L’ouvrage de Stéphane Yerasimos, Questions d’Orient – Frontières et minorités des Balkans au Caucase, La découverte, 1993.
2. Carl Schmitt, Le Nomos de la terre, PUF, 2017, 363 p. (traduction de l’œuvre originale parue en 1950).
3. Organisation pour la Coopération et la Sécurité en Europe (OSCE)
8. Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Trait de défense mutuelle crée en 2002 comprenant l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan.
10. D’après certains analystes, l’État-major Turc fut le commandant en chef des opérations pour l’offensive turco-azérie au Haut-Karabagh ainsi que fournisseur de mercenaires islamistes provenant de Syrie et d’armements, notamment des drones.
19. National Security Strategy (NSS) of the United States of America, December 2017, https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2017/12/NSS-Final-12-18-2017-0905.pdf
20. Comme la Russie se concentre sur des zones stratégiques à ses frontières ou dans sa proximité régionale, elle risque moins la surextension comme l’URSS et garde un avantage stratégique, d’où la stratégie plus indirecte des États-Unis en soutenant des États pivots et des États-Fronts.
Extending Russia – Competing from Advantageous Ground; by James Dobbins, Raphael S. Cohen, Nathan Chandler, Bryan Frederick, Edward Geist, Paul DeLuca, Forrest E. Morgan, Howard J. Shatz, Brent Williams; RAND Corporation, 2019
22. Rebuilding collective security in the Black Sea region, Neil J..Melvin, SIPRI policy paper, December 2018 https://www.sipri.org/sites/default/files/2018-12/sipripp50_0.pdf
24. Lors des conférence de presse, la secrétaire général de l’OTAN défend systématiquement la rôle stratégique de la Turquie. https://www.nato.int/cps/en/natohq/opinions_178528.htm?selectedLocale=en
30. Il comprend l’axe énergétique pétrolier Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) et l’axe gazier Bakou-Tbilissi-Erzurum et le Trans-Anatolian Natural Gas Pipeline TANAP)
Partager cette page