DÉCEMBRE 2020 -
JANVIER 2021

Jésus de Nazareth par Joseph Ratzinger

par Michel MOGNIAT


Si le premier volume que consacre Joseph Ratzinger, Benoît XVI, à L’enfance de Jésus, éditions Flammarion, peut être qualifié de livre ordinaire sur l’Histoire Sainte, on change totalement de registre avec le deuxième volume qu’il consacre à Jésus de Nazareth, éd. Flammarion. Si L’enfance de jésus, restait somme toute dans le conventionnel, dans une honnêteté du déjà vu méditatif, il en va tout autrement pour les deuxième et troisième volets.
Le deuxième s’étend du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration.
Le tome trois, toujours intitulé Jésus de Nazareth, est publié aux éditions du Rocher. Il va de l’entrée à Jérusalem à la Résurrection.
Le premier volet a paru en 2002, le second en 2007 et le troisième en 2011. Voilà une chronologie éditoriale et biographique de quelque  900 pages qui a de quoi désorienter le lecteur ! La logique et le bon sens nous invitent à faire une lecture chronologique de la vie de Jésus Christ, la lecture commencera donc à l’enfance pour se terminer au calvaire.
Mais il n’y a pas que le désordre apparent de cette chronologie qui surprend le lecteur. Le ton reste toujours académique, savant et humble en même temps. Ce qui surprend, c’est le discours de Ratzinger qui n’est pas un discours d’autorité, on sent de la bienveillance et même si le mot peut paraître exagéré, il existe dans ce discours, dans la façon de le placer, une malice intelligente qui s’adresse au lecteur d’un faux air désabusé et que l’on pourrait traduire ainsi en langage ordinaire :

« - Bon d’accord, l’histoire est toujours la même, on la connait tous, moi-même tu sais j’ai des doutes ; tu as entièrement raison : c’est une fable, une belle fable certes, mais allons un peu plus loin... »

Comme on a envie d’aller un peu plus loin on continue la lecture et on va de surprises en surprises en s’apercevant que les coïncidences se rajoutent aux coïncidences, si bien qu’à la fin du développement et du propos, ça fait quand même beaucoup de coïncidences !
Ce travail est celui de toute une vie de théologien, de lectures savantes, de réflexions, de partages et de méditations. On sent bien que ces  trois volumes sont la réunion et la mise en forme de notes importantes ou brèves, prises durant toute une vie et conservées pendant des années avant de prendre forme dans ces trois ouvrages érudits. Le travail y est rigoureux et si ces livres sont des livres de religion, la foi n’en est pas absente. Ce n’est pas interdit. Il est facile de parler de religion, de fouiller, voire même de remettre en cause les textes fondateurs, il existe pour le faire un langage technique particulier : le langage des théologiens. Il est par contre presque impossible de parler de sa foi. Les théologiens intelligents peuvent parler de leur religion avec des théologiens d’autres religions. Mais pas tous et pas pour toutes, quelquefois le dialogue interreligieux est à sens unique. 
Les échanges entre rabbins et théologiens catholiques furent nombreux au Moyen Âge. Ceux entre théologiens protestants et rabbins les suivirent. Benoît XVI met à l’honneur d’autres théologiens qui ont labouré le chemin avant lui et il salue les contemporains à qui il donne la réplique, en tenant compte de leur travail qui a aidé à l’avancement général du savoir en ce domaine. 

L’enfance de Jésus

Ce n’est pas un traité de théologie destiné aux érudits qu’a écrit Benoît XVI avec son Enfance de Jésus, mais une invitation à la méditation et une approche de l’Histoire Sainte. La lecture en est simple mais doit être soutenue, l’ouvrage, bien que peu volumineux (186 pages) ne se lit pas d’un trait. Les références y sont précises, doctes et savantes, mais accessibles à tout un chacun, à la condition d’avoir une Bible à portée de main, car comme dans les ouvrages qui suivront, les références bibliques sont constantes et nombreuses. 
Que l’on soit Pape ou historien ordinaire, les références historiques sont toujours les mêmes en ce qui concerne le personnage de Jésus de Nazareth et elles sont particulièrement pauvres en ce qui concerne l’enfance du Christ :

« De fait, sur la naissance de Jésus nous n’avons pas d’autres sources que celles des récits de l’enfance chez Matthieu et Luc. » p 95

Même si les références historiques sont peu nombreuses, la bibliographie donnée en fin d’ouvrage est tout de même volumineuse.
Est-ce donc là un nouveau catéchisme ? Non, c’est une promenade dans l’enfance du Christ qui répond aux nombreuses questions que peuvent se poser les fidèles et ceux qui doutent en interrogeant les évangiles. 
Bien fait, bien écrit, concis, savant sans être prétentieux, on sent à sa lecture le vieil homme  humble et modeste, penché sur sa table de travail avec un ardent désir de partager ce qu’il ose à peine qualifier de savoir. Mais cet opus qui, curieusement, a été mis sous presses en dernier, n’offre plus grand-chose en matière de découvertes et de révélations : le principal du travail de Benoît XVI a été exposé dans les deux ouvrages précédents, traitant de la vie adulte du Christ. Le livre ne cherche à convaincre personne, il expose, il questionne ; et son questionnement est convainquant, son exposé juste. Immense travail de fourmi que l’auteur ne revendique pas : il transmet simplement ce qu’il a reçu, ce qu’il a découvert, il partage. 

Jésus de Nazareth, Partie I 2ème volet

(DU BAPTÊME DANS LE JOURDAIN À LA TRANSFIGURATION)

On entre dans un autre registre avec le deuxième volet de la vie de Jésus de Nazareth, plus de 400 pages grand format de théologie, d’Histoire Sainte, de philosophie et de symbolisme. L’ouvrage croise les savoirs et les connaissances avec les plus récentes découvertes de l’exégèse moderne. Les références à l’Ancien Testament sont encore plus nombreuses que dans L’enfance, la Bible non seulement est indispensable pour profiter au mieux de la lecture, mais elle doit être bien référencée et d’un accès aisé.
Parfois Benoît XVI répond à demi aux questions que nous nous posons et auxquelles personne ne nous a encore apporté de réponse :

« Le descendant, père de Jésus selon la Loi, est un artisan qui habite la province de Galilée où vivent aussi des populations païennes.» p.32.

Ces populations païennes devaient être nombreuses car en Marc, Chapitre 5, le Christ, lors d’un exorcisme, permet aux démons de se réfugier dans un troupeau de porcs  de 2000  têtes, gardés par des pâtres qui prirent la fuite. Je me suis toujours demandé à quoi pouvaient bien servir ces porcs, si ce n’est de nourriture aux occupants romains en poste en Palestine. Deux milles bêtes, ça fait beaucoup de porcs, gageons que Marc ne les a pas comptées une à une. Mais le troupeau étant gardé par des pâtres, on peut supposer que ce n’était pas trois ou quatre cochons de la ferme du coin. Il devait y avoir effectivement en Palestine des populations païennes assez importantes.
Ces mélanges de populations semblent avoir été nombreux, même dans l’Ancien testament, selon les archéologues Israel Finkelstein et Neil Asher Silberman « la Bible dévoilée » Folio Histoire (éd. Gallimard, 2004.)
Par contre une question simple, que peut-être beaucoup de chrétiens ne se sont jamais posée, concerne le baptême du Christ. C’est là que Benoît XVI nous prend par la main et nous répète :

 « -Bon d’accord, l’histoire est toujours la même, on la connait tous, moi-même tu sais j’ai des doutes ; tu as entièrement raison : c’est une fable, une belle fable certes, mais allons un peu plus loin... »

En effet, à quoi rime ce baptême ? Après avoir développé sur le sens et la nouveauté du baptême que Jean-Baptiste donnait dans le Jourdain, baptême qui n’a rien à voir avec les traditionnelles ablutions que pratiquaient les hébreux, Ratzinger s’interroge sur la nécessité du baptême pour le Christ. S’il est le Messie, le Fils de Dieu, Dieu lui-même, à quoi peut bien servir ce baptême et quel est son sens ?

« Comme nous venons de le voir, le baptême implique une reconnaissance des péchés. Il est une confession de ses fautes et la tentative de se dépouiller d’une ancienne vie mal vécue, pour en recevoir une nouvelle. Était-ce possible pour Jésus ?» p.36.

Ratzinger avance plusieurs réponses en prenant en compte la symbolique de l’eau, de l’enfouissement total du corps dans l’élément liquide et les analogies présentes dans l’Ancien Testament. Mais sa réponse tient surtout au dialogue entre Jean et le Christ. Lorsque Jean conteste en disant que c’est lui qui devrait être baptisé par le Christ, ce dernier répond : « Pour le moment laisse-moi faire ; c’est de cette façon que nous devons accomplir parfaitement ce qui est juste. » (Mt 3, 15).
Ce n’est pas une faiblesse de l’ouvrage que de renvoyer toujours aux Écritures mais son but principal, afin d’en extraire tout le suc et de montrer que ce qui est caché dans le texte peut devenir limpide, pour peu qu’on veuille bien ne pas se mettre en porte-à-faux. Il ne s’agit pas de taire la raison et la critique, bien au contraire, la compréhension du texte et des propos de Ratzinger demande une logique aigüe et un esprit interrogateur.
Citant Origène, Benoît XVI revient sur la scène précédant la crucifixion, lorsque la foule réclame la libération de Barrabas. Il replace alors l’événement dans le contexte ;  il semble évident que la foule préfère un tribun combattant à un prêcheur du renoncement à soi-même :

 « Chez Origène, nous trouvons un autre détail intéressant : dans beaucoup de manuscrits des Évangiles jusqu’au IIIe siècle, l’homme en question s’appelait « Jésus Barabbas », Jésus fils du père. Il se présente comme une sorte d’alter égo de Jésus, qui revendique la même prétention, mais de façon différente. Le choix est donc entre un Messie qui est à la tête d’un combat, qui promet la liberté et son propre royaume, et ce mystérieux Jésus, qui proclame de se perdre soi-même pour trouver le chemin vers la vie. Faut-il s’étonner que les foules aient préféré Barabbas ? » p.60.

Des quatre évangiles, seul Matthieu cite la scène où Pilate s’adresse à la foule en lui laissant le choix de la libération d’un prisonnier :

« Et c’est quand ils se rassemblèrent, Pilatus leur dit
« Qui donc voulez-vous que je relâche :
Iéshoua ‘ Bar-Abba, ou Iéshoua’ dit le messie ? »
(Matthieu 27, 6 Bible Chouraqui)
On cueille au passage dans cette lecture quelques notions utiles :
« Les messages de l’Empereur portaient le nom d’ « évangiles » indépendamment du fait que leur contenu soit particulièrement joyeux et agréable » p.67.

En fin psychologue, Benoît n’est pas dupe de la pauvreté :

« Mais le cœur de ceux qui ne possèdent rien peut être endurci, vicié, mauvais, intérieurement possédé par l’envie de posséder, oublieux de Dieu et avide de s’approprier le bien d‘autrui » p. 98.

Ratzinger revient à plusieurs reprises sur les mauvaises traductions françaises des écritures, entre autres pages 103, 221, etc. traductions qui atténuent la puissance des sentiments ressentis par les personnes concernées. Par exemple les passages où il est écrit que Jésus enseigne avec autorité (Mt 7, 28-29, Mc 1, 22, Lc 4,32) l’auditoire était « frappé » car il parlait avec autorité nous disent les bibles Maredsous, la Second et la Bible de Jérusalem. Selon Ratzinger, l’auditoire était en réalité effrayé par ses propos, c'est-à-dire que les paroles  que tenait le Christ effrayaient la foule, car elles  étaient un véritable défi, par elles il se hissait au niveau de Dieu, ce qui est un scandale et un blasphème.

« Faisant ainsi, ou bien il profane la majesté de Dieu, ce qui serait terrible, ou bien, et cela semble pratiquement inconcevable, il est vraiment à la hauteur de Dieu. » p. 124.

La profanation, se dire Dieu, se faire Dieu était en effet le plus abominable des blasphèmes et méritait la mort. La foule n’était pas « frappée » par étonnement, mais effrayée, ce qui suppose un tout autre contexte. Elle était certainement frappée d’admiration, mais également effrayée des conséquences possibles de cette autorité avec laquelle le Christ enseignait. Notons au passage que, vérification faite auprès de neuf bibles de traductions différentes, certaines emploient le terme « étonnée » en ce qui concerne la foule.
Les Commandements, que Ratzinger passe en revue, sont suivis par le Notre Père. Après une courte introduction sur la manière dont les différents évangélistes introduisent et placent cette prière donnée par le Christ, les différentes demandes de la prière sont examinées par Benoît XVI.
Les paraboles, mode privilégié d’enseignement par le Christ sont également analysées. L’exégèse libérale, longtemps en vogue, même chez les théologiens catholiques, est remise à sa place. Benoît XVI citant un théologien américain nous régale de ses propos :

« On n’eut pas sacrifié quelqu’un qui racontait des histoires agréables pour enseigner une morale de prudence. » p.210.

C’est toujours lorsque l’on se repose en pleine confiance, bercé par son discours convaincant que Ratzinger revient nous fredonner sa petite musique :   -Bon d’accord, l’histoire est toujours la même, on la connait tous, moi-même tu sais j’ai des doutes...
Et ces doutes, ces imprécisions, ces imprévus, Benoit ne se prive pas pour les mettre sur le devant de la scène :

« Le lien entre christologie et eschatologie devient ainsi encore plus ténu. Reste à savoir ce que l’auditeur doit penser de tout cela deux mille ans après. En tous cas, il est bien obligé de considérer comme erroné l’horizon eschatologique imminent tel qu’il existait à l’époque, car le royaume de Dieu au sens de transformation radicale du monde par Dieu n’est pas advenu, et il lui est également impossible de faire sienne cette idée pour l’époque actuelle. » p.211.

Quelques lignes plus loin, dans un langage clair, Ratzinger consacre une page entière  sur le sens et la portée de cette  figure de style qu’est la parabole avec une lucidité et une clairvoyance que je n’ai jamais rencontrées chez les spécialistes du langage :

« ...D’une part, la parabole met à la portée de ceux qui écoutent et qui participent à la réflexion une réalité éloignée d’eux ; d’autre part, l’auditeur est lui-même mis en mouvement... » p.216.

Comme Benoît XVI consacra sa vie entière à l’étude des Écritures on ne sera pas surpris des rapprochements opérés entre les fêtes juives et les événements rapportés dans les évangiles. C’est ainsi qu’il voit un peu plus qu’une analogie entre le Kippour, la Fête des Tentes et les événements qui surviennent dans les évangiles. Et ces événements ne sont pas des moindres : la confession de foi de Pierre  (Simon Pierre prit la parole : tu es le Christ, dit-il, le Fils du Dieu vivant Mt 16,16) et la Transfiguration :

« Il y a d’abord Yom Kippour, la fête du Grand Pardon, et, six jours après on célèbre, une semaine durant, la fête des Tentes (Soukkot). Cela signifierait que la confession de foi de Pierre coïncidait avec le jour du Grand Pardon et que du point de vue théologique, il faudrait l’interpréter aussi sur l’arrière plan de cette fête qui est le seul jour de l’année où le grand prêtre prononce solennellement le nom de YHWH dans le Saint des Saints du Temple. La confession de foi de Pierre en Jésus Fils du Dieu vivant acquerrait, dans ce contexte, une nouvelle profondeur. [...] Les six à huit journées désigneraient alors la semaine de Soukkot, la fête des Tentes. La Transfiguration de Jésus aurait donc eu lieu le dernier jour de cette fête, qui en constituait en même temps le sommet et la synthèse profonde.» p.334.

Une curieuse coïncidence de plus, comment s’en étonner ?

Jésus de Nazareth, IIIème volet, partie 2

(DE L’ENTRÉE À JÉRUSALEM À LA RÉSURRECTION)

Le troisième volet de Ratzinger sur Jésus de Nazareth n’est pas publié chez Flammarion mais aux Éditions du Rocher. Contrairement aux deux ouvrages publiés chez Flammarion, la couverture n’est pas vierge : les yeux de Benoît XVI occupent le bas de la couverture sur plus de la moitié de la page. Ce regard n’est pas neutre, il est à la fois doux et humble et s’adresse gentiment au lecteur avec l’air de dire :

« Je reviens t’embêter encore un peu... »

La lecture n’est pas aisée et doit être soutenue, surtout le court avant-propos qui peut paraître laborieux au néophyte. L’ensemble reste tout à fait abordable au lecteur intéressé par le sujet, à condition que ce ne soit pas son premier ouvrage traitant de la rédaction des Évangiles et qu’il ait quelques notions du vocabulaire biblique :

« Des trois évangiles synoptiques mais aussi de Jean on déduit clairement que la scène de l’hommage messianique  s’est déroulée à l’entrée de la ville et que ses protagonistes n’étaient pas les habitants de Jérusalem, mais ceux qui accompagnaient Jésus entrant dans la ville sainte. » P 21

« La foule qui, à la périphérie de la ville, rendait hommage à Jésus n’est pas la même que celle qui aurait ensuite demandé sa crucifixion. » p.22.

Certes, les remarques comme celle-ci coulent de source pour les experts ou les « débutants dégrossis » des Écritures, mais la différence essentielle de la composition des foules n’apparaît pas évidente aux néophytes et l’invite à regarder d’un œil nouveau l’épisode pendant lequel Pilate présente Jésus à la foule.
On a parfois l’impression que Ratzinger se fait un régal des contradictions du Nouveau Testament :

« ...la dernière Cène de Jésus et l’institution de l’Eucharistie sont empreints d’un enchevêtrement d’hypothèses discordantes entre elles... »  p.127.

Est-ce pour mieux nous offrir la réponse que Benoît XVI met, si l’on peut se permettre l’expression, les pieds dans le plat de la dernière Cène ?

« Le problème de la datation de la dernière Cène de Jésus se fonde sur l’opposition entre les Évangiles synoptiques, d’une part, et l’Évangile de Jean, de l’autre. Marc, que Matthieu et Luc suivent essentiellement, offre à ce sujet une datation précise. Le premier jour des Azymes, où l’on immolait la Pâque, ses disciples lui disent : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? » [...] Le soir venu, il arrive avec les douze » (Mc 14,12.17) p.130.

C’est là que Ratzinger commence son enquête. Et cette enquête va nous mener très loin. Au fur et à mesure que le détective examine les textes, développe sa thèse, avance ses idées, nous sommes persuadés que quelqu’un a menti. S’agissant des évangiles et surtout de la Sainte Cène, la chose est tout de même assez grave. L’enquête avance :

« Au contraire :  les autorités juives qui mènent Jésus devant le tribunal de Pilate évitent d’entrer dans le prétoire « pour ne pas se souiller, mais pour pouvoir manger la Pâque (Jn 18,28) » p.132.

Et voilà, tout est dit : Jésus a donc mangé la Pâque avec ses disciples, puis il est livré à Pilate. Les autorités juives ne rentrent pas dans le prétoire pour ne pas se souiller afin de pouvoir manger la Pâque, que Jésus a déjà mangée !

« Jean a raison : au moment du procès de jésus devant Pilate, les autorités juives n’avaient pas encore mangé la Pâque et pour cela elles devaient se maintenir encore cultuellement pures. Il a raison, la crucifixion n’a pas eu lieu le jour de la fête, mais la veille. » p.136.

Et de cette chronologie des faits Ratzinger tire toutes les conséquences :

« Cela signifie que Jésus est mort à l’heure à laquelle les agneaux pascals étaient immolés dans le Temple. [...] Reste la question : mais alors pourquoi les synoptiques ont-ils parlé d’un repas pascal ? Sur quoi se fonde cette ligne de tradition ? » p.136.

Bien évidemment, c’est assez surprenant. L’agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde est mort à l’heure du sacrifice des agneaux. Dans ses études sur la chronologie des faits Ratzinger ne travaille pas seul, il a épluché méthodiquement le travail d’Annie Jaubert, célèbre femme exégète française et celui du théologien John Paul Meier. Ratzinger ne tranche pas clairement entre les deux érudits, mais semble pencher du côté du théologien. Annie Jaubert se basait, pour élaborer sa thèse, sur un calendrier essénien, Ratzinger notant et privilégiant que Jésus fêtait les fêtes juives selon le calendrier juif.

« Meier ne peut pas non plus donner une réponse vraiment convaincante à cette question. Il en fait toutefois la tentative –comme beaucoup d’autres exégètes- au moyen de la critique rédactionnelle et littéraire. Il cherche à montrer que des passages de Mc 14,1 a et 14,12-16 –les seuls passages où chez Marc on parle   de la Pâque- auraient été insérés par la suite. Dans le récit proprement dit de la dernière Cène, la Pâque ne serait pas mentionnée. »p.137.

Ce n’est pas trahir un secret de l’État du Vatican que de dire que l’Évangile de Marc a parfois subi quelques retouches, on sait depuis longtemps que dans le dernier chapitre les versets situés après le huitième sont des rajouts.  (cf. Bible de Maredsous.) Mais si le texte de Marc a subi des rajouts, que dire alors de celui de Luc qui, selon Ratzinger a suivi Marc, et qui fait dire au Christ : « J’ai vivement désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir... » (Lc 22, 15.)   Gageons, avec Ratzinger, que ce soit Jean qui ait raison concernant la chronologie des faits. Mais il reste tout de même un point énigmatique : si la Pâque a bien eu lieu le lendemain de la mort du Christ, Jean,  dans son évangile, précise que ce lendemain était un Sabbat solennel,  justement parce qu’il coïncidait avec la Pâque (Jn 19,31). Les agneaux ont donc été rôtis entre quinze heures (heure de la mort du Christ) et la tombée de la nuit.
Cette chronologie défaillante de la dernière Cène ne sera pas la seule grande surprise de ce troisième volume sur Jésus de Nazareth. La dernière apparaitra au moment de la mort du Christ. Mais auparavant Benoît XVI nous instruira encore de quelques remarques pertinentes :

« Ce que l’Église célèbre dans la messe ce n’est pas la dernière Cène, mais ce que le Seigneur, durant la dernière Cène a institué et confié à l’Église : la mémoire de sa mort sacrificielle. » p.166.

Ce que les prêtres et la hiérarchie catholique d’aujourd’hui se calquant sur la « liturgie » protestante ont parfois tendance à oublier...
Et l’on s’achemine doucement vers la mort du Christ :

« Rudolf Pesch commente :
Le fait que Simon De Cyrène soit contraint de porter à la place de Jésus le bras de la croix et que Jésus meure si rapidement est surement à relier à la torture de la flagellation, durant laquelle certains délinquants mourraient déjà. » pp.226-227.

La chose est tout à fait possible. Dans son roman fleuve, « La Lumière des Justes » Henri Troyat rapporte le cas d’un jeune moujik condamné à cent coups de knout qui meurt bien avant que le châtiment ne soit appliqué en totalité. Puisque nous sommes dans les délits et leurs châtiments, comme le note Ratzinger, mais il n’est pas le premier, il est fort possible que les deux malfaiteurs crucifiés en même temps que le Christ, soient des séditieux :

« Pour Jésus, toutefois, le type de délit est différent de celui des deux autres qui avaient peut-être participé à l’insurrection de Barabbas. » p.242.

Enfin arrive la dernière grande surprise du volume : « Éli, Éli, lema sabachtani » ce qui veut dire Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Mt. 27,46) Ces dernières paroles du Christ en croix étaient pour moi le plus grand cri de désespoir de l’humanité.
N’ayant pas voulu aller voir plus loin, je n’avais jamais prêté attention au fait que ces paroles sont le début du Psaume 21,2. Psaume qui continue en disant :

« Ils ont percé mes mains et mes pieds, je pourrais compter tous mes os. Ils me regardent et m’observent avec joie, ils partagent entre eux mes vêtements et ils tirent au sort ma tunique. »  Psaume 21, 17-18-19.

Ratzinger insiste là-dessus et y revient :

« À travers des études érudites, on a essayé de reconstituer l’exclamation de Jésus de telle manière que justement elle puisse, d’une part, être comprise –de manière erronée- comme un cri vers Élie et que, d’autre part, elle représente le cri d’abandon du Psaume 22 [...] Ce n’est pas n’importe quel cri d’abandon. Jésus récite le grand Psaume de l’Israël souffrant et prend ainsi sur lui tous les tourments, non seulement d’Israël, mais de tous les hommes qui, en ce monde, souffrent parce que Dieu leur est caché. » pp.244-245.

C’est là un cri véritablement messianique, comme nous le montre la suite du Psaume.
Tout au long de la lecture de l’ouvrage on apprend d’ailleurs que le Christ priait constamment. Beaucoup de paroles que l’on attribut individuellement au Christ sont en fait des récitations de psaumes ou des passages en relation directe avec l’Ancien Testament.
Bien évidemment, il est impossible de montrer en quelques  lignes la richesse de ces trois volumes que Ratzinger a consacrés à Jésus de Nazareth. En ce qui me concerne je ne le peux pas. J’ai retenu quelques passages qui m’ont particulièrement interpellé. C’est un fait assez étrange, mais en ce qui concerne les grands ouvrages de spiritualité le lecteur ordinaire a l’impression que l’ouvrage a été écrit spécialement pour lui et que l’auteur s’adresse directement à sa personne.
Je n’ai échappé ni à cette loi mystérieuse ni au charme intellectuel de Ratzinger. Ce qui fait que refermant l’ouvrage et regardant le doux regard de ce Pape étrange et « démissionnaire » j’ai simplement dit : « merci mon Père. »

M.M.

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