Alors qu’au brouillage des repères idéologiques s’ajoute une défiance croissante envers les élites, comment le paysage politique français est-il en train d’évoluer ? Analyser les forces politiques suppose de combiner deux plans : d’une part, le positionnement des partis les uns vis-à-vis des autres et, d’autre part, les enjeux doctrinaux. Aucune organisation politique n’existe indépendamment des autres ; elle est inscrite dans un jeu d’interactions produit par différents facteurs comme la confrontation des idées, les mouvements sociaux ou encore l’impact des modes de scrutin.
1. LA REDÉFINITION DU CLIVAGE DROITE-GAUCHE
L’habitude a été prise d’analyser la vie politique selon le clivage droite-gauche. Celui-ci s’est cristallisé, avec la Ve République, sous l’influence du mode de scrutin présidentiel (suffrage universel direct, élection où ne peuvent être présents au second tour que deux candidats) et du phénomène majoritaire législatif concomitant (le président de la République nouvellement élu obtient une majorité à son service à l’Assemblée nationale). Cependant, il s’émousse graduellement dans l’opinion publique depuis le milieu de la décennie 1980 : une majorité de Français ne font plus confiance ni à la droite ni à la gauche pour gouverner, ce qui conduit à considérer le clivage comme dépassé. Pour autant, ce système de classement est psychologiquement intégré par les électeurs puisque, très majoritairement, ils acceptent toujours de se positionner à droite ou à gauche. Comment expliquer ce qui semble être une incohérence ?
Cela tient au fait que le critère utilisé pour distinguer les deux camps n’est plus efficient. Il est vrai que les lignes de fracture dans le système partisan ont évolué. Au XIXe siècle, le régime politique permettait de distinguer la droite (favorable à un exécutif fort) et la gauche (partisane d’un régime parlementaire). Au XXe siècle, l’étendue de la fonction de la puissance publique a servi de curseur, la droite limitant le rôle de l’État aux fonctions régaliennes tandis que la gauche favorisait son intervention économique et sociale.
Or, depuis une trentaine d’années, les forces communistes se sont effondrées tandis que le parti socialiste a, officieusement, fait son Gad-Godesberg. Le critère économique n’est donc plus significatif pour distinguer droite et gauche : entre le socialisme non collectiviste et le libéralisme (en passant par la social-démocratie et le social-libéralisme), les différences sont plus de degré que de nature. Libéralisme et socialisme reposent tous deux sur la même hypothèse (moderne) du pacte social, le premier affirmant que les individus doivent avoir la priorité parce que, sans eux, il n’y aurait pas de société, le second considérant que cette dernière, constituée par l’addition des individus, doit primer sur ceux-ci puisque le tout est plus grand que les parties.
C’est désormais dans un autre domaine que droite et gauche peuvent être véritablement distinguées : dans la lignée de mai 68, elles s’opposent sur les questions identitaires (immigration, multiculturalisme) et civilisationnelles (mœurs, bioéthique). Ainsi, les corps sociaux (la famille, la nation ou encore l’Europe) sont-ils des manifestations d’un ordre naturel des choses supérieur à l’homme (position classique) ou des constructions artificielles produites exclusivement par la volonté humaine (vision moderne) ?
L’affrontement entre ces deux philosophies, que d’aucuns auraient pu croire dépassé et relégué aux oubliettes de l’histoire, est de nouveau crucial.
2. L’INVERSION DU SINISTRISME
Depuis la Révolution, la vie politique française a été marquée par le mouvement sinistrogyre (Albert Thibaudet) : les nouveaux courants sont venus par la gauche de l’échiquier politique et ont repoussé sur la droite ceux qui étaient nés antérieurement. Ainsi, le libéralisme est-il passé de gauche (au XVIIIe siècle) à droite (au XXe siècle) après avoir incarné le centre (au XIXe siècle). Le même phénomène peut être illustré par l’évolution du radical-socialisme, au cours de la IIIe République, qui est passé de l’extrême gauche au centre gauche. Pendant deux siècles, la gauche a donc, petit à petit, intellectuellement colonisé presque toute la droite ; elle lui a imposé ses références et l’essentiel de ses valeurs.
Cependant, l’expansion des idées de gauche a connu un arrêt brutal. Désormais, c’est par la droite que vient la pression politique, ce que j’ai proposé d’appeler le « mouvement dextrogyre »1 (ou « dextrisme »). Il est né de la conjonction de plusieurs facteurs. L’événement fondateur a été l’effondrement du régime collectiviste soviétique. Ensuite, le 11-Septembre (et la multiplication des attentats islamistes et des massacre de chrétiens) a été cristallisateur : il a permis à la droite de substituer un ennemi à un autre, de remplacer l’anticommunisme par l’anti-islamisme. Enfin, la révélation de l’impuissance à contrôler la mondialisation, aussi bien financière que migratoire, semble favoriser l’accélération du processus.
Les idées de droite, qui jusqu’à présent avaient été comprimées par le sinistrisme, se redéployent, regagnent du terrain et repoussent vers la gauche les idées qui occupaient son espace politique. Bien entendu, l’influence intellectuelle et médiatique de la gauche n’a pas disparu, comme en témoignent les récentes offensives de l’idéologie du gender. Il est impossible de revenir du jour au lendemain sur plusieurs décennies d’abandon du terrain des idées. Cependant, la droite n’a plus honte d’elle-même. Qui plus est : l’innovation intellectuelle et / ou la poussée électorale viennent par la droite. Aux États-Unis, il y a eu l’apparition du Tea party et, plus récemment, le phénomène Donald Trump. En Europe, cela se manifeste, en particulier, par la montée des populismes (chacun étant, naturellement, propre à chaque tradition et spécificités nationales). Cela ne signifie nullement que le mouvement dextrogyre soit le monopole de la droite radicale : il l’englobe tout en la dépassant. En France, il se traduit par la conjonction de plusieurs phénomènes :
- la « dédiabolisation » (voire la normalisation) du FN dont la progression en pourcentage et en nombre de voix est évidente depuis 2012 ;
- la droitisation d’une part importante de la droite modérée (qui désormais se dit « décomplexée ») ; cela s’est manifesté par la victoire de la motion de la « droite forte » lors des élections internes de l’automne 2012 ;
- le balancement d’une partie du centre (MoDem) vers la gauche, du moins à certaines occasions ;
- l’écartèlement de la mouvance social-démocrate, du PS en particulier, entre le socialisme et le social-libéralisme ;
- l’étiolement des forces communistes qui ne doivent leur survie électorale qu’à des alliances en fonction des enjeux (absorption dans le Front de gauche ou constitution de listes communes avec le PS pour les municipales) ;
- ou encore l’incapacité de l’extrême gauche à profiter de l’impuissance du gouvernement socialo-écologiste.
Qu’ils en approuvent ou non les conséquences, le mouvement dextrogyre met les hommes politiques devant une alternative : adapter leurs programmes pour maintenir leur créneau électoral sur l’échiquier politique ou accepter de glisser sur leur gauche s’ils entendent maintenir leur discours. Cela est naturellement vrai pour les politiques classés à droite : les campagnes présidentielles de Nicolas Sarkozy illustrent la première option, les actuelles stratégies d’Alain Juppé ou de François Fillon incarnent la seconde. Mais, ceux de gauche sont, eux aussi, rattrapés par le déplacement des idées : l’évolution du discours des ténors du PS (François Hollande, Manuel Valls et Emmanuel Macron en tête) vers le social-libéralisme illustre le mouvement dextrogyre.
Les doctrines se repositionnent lentement sur l’échiquier politique. D’une part, les concepts venus de la gauche sont en train d’y retourner, dégageant ainsi de l’espace politique pour les idées ontologiquement de droite. Alors qu’il était devenu omniprésent à droite par opposition au collectivisme soviétique, le libéralisme glisse de nouveau, mais cette fois-ci de droite vers la gauche. Le voilà en passe de retrouver son unité idéologique : le libéralisme économique, classé à droite, rejoint le libéralisme sociétal de gauche, tous deux reposant sur l’idée qu’il n’existe aucune valeur en soi mais uniquement sur la base d’une convention. D’autre part, comme l’horizon de la marche des idées s’est inversé, les tendances politiques qui, par le passé, se sont affrontées peuvent désormais s’entendre : c’est le cas du gaullisme et du nationalisme qui, longtemps en conflit, se rejoignent aujourd’hui dans le souverainisme.
Pour l’heure, un certain nombre d’idées produites en raison du mouvement dextrogyre sont encore hybrides. Elles sont le résultat d’une juxtaposition ou d’une combinaison des philosophies politiques classique et moderne. C’est ainsi que peuvent cohabiter des idées plutôt réactionnaires favorables à la défense de l’identité collective (conçue comme un tout) et d’autres plutôt progressistes relatives à la sauvegarde des libertés individuelles. C’est dans ce contexte que la laïcité, élaborée à l’origine comme une arme contre l’identité traditionnelle de la France et l’enracinement social du catholicisme, a pu être repensée (et retournée) comme un argument contre le multiculturalisme. Reste cependant qu’elle a créé une sorte de vide (par le déracinement du catholicisme) que l’islam(isme) s’empresse de vouloir combler.
3. VERS UNE RECOMPOSITION DU SYSTÈME PARTISAN
Parce qu’elle s’est constituée par sédimentation sous pression du sinistrisme, la droite est composite. Il y a, classées à droite, deux courants, l’un classique, l’autre moderne. La droite moderne fonde son discours sur la théorie du contractualisme social : les corps sociaux sont des constructions purement artificielles dont l’existence et les règles de fonctionnement sont données par la rencontre de volontés. À l’inverse, la philosophie de la droite classique s’appuie sur l’existence d’un ordre naturel des choses ; par conséquent, la volonté des hommes sert à actualiser des corps sociaux dont les principes sont donnés à l’homme et non décidés par lui. La différence de la droite moderne d’avec la gauche est plus de degré que de nature. La droite classique incarne, quant à elle, la droite ontologique ; elle a retrouvé, avec le mouvement dextrogyre, la capacité à s’épanouir.
La ligne de fracture fondamentale de la vie politique française, les plus forts clivages idéologiques passent beaucoup plus au sein du camp politique classé à droite qu’entre celui-ci et la gauche. Il est donc inévitable qu’il y ait, au sein de la droite, des incompatibilités doctrinales, des oppositions entre les idées initialement de droite (le protectionnisme notamment) et celles classées à droite mais antérieurement de gauche (le libre-échange en particulier). Cela n’exclut naturellement pas qu’il puisse y avoir des rencontres : par exemple, la défense de l’initiative privée par le libéralisme converge avec le principe de subsidiarité du catholicisme social. Cependant, la droite est, nécessairement, divisée sur des sujets importants comme celui de la construction européenne. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, elle pouvait trouver, par pragmatisme, un semblant d’unité par rejet du camp socialiste et en se contentant de lui opposer un discours sur le réalisme économique. Depuis la disqualification du régime soviétique, les causes de fracture interne ressurgissent : une partie de la droite retrouve sa veine sociale susceptible de diverses versions, soit plutôt catho-réactionnaire soit plutôt bonaparto-gaulliste. À travers le prisme du libéralisme, elle est souvent mal comprise (parfois même analysée comme étant de gauche). Or, la défense d’un État fort (hérité de l’ancienne France), pour assurer sa fonction de protection, ne signifie pas une acceptation du collectivisme, de même que l’opposition à la bureaucratie et au fiscalisme n’implique pas une adhésion au libéralisme.
Le caractère composite de la droite est compliqué par le fait que les césures entre les différents courants idéologiques ne recoupent pas la segmentation en partis : les clivages doctrinaux internes à la droite passent, de manière sinueuse, au sein des différentes formations et non pas entre elles. La proportion de classicisme et de modernisme est naturellement différente en fonction des partis, mais tous sont touchés par cette division interne qui leur permet de segmenter leur discours et d’essayer de capter un électorat le plus large possible.
La réorganisation des partis sur des bases doctrinales clairement identifiées (droite classique et droite moderne) favoriserait le libre choix des électeurs et réduirait la distorsion entre ceux-ci et les élites politiques. Cependant, la force d’inertie d’un système partisan est assez grande. Celui-ci ne se transforme généralement en profondeur (au-delà d’un simple changement d’étiquettes) qu’à l’occasion d’une mutation de régime ou de bouleversements sociaux d’envergure. Il est donc vraisemblable que la recomposition de l’actuelle scène politique ne se réalisera pas à l’initiative des partis mais sur pression de la base, notamment mais pas exclusivement à l’occasion des élections. Dans sa globalité et sa diversité (de sensibilités et de moyens), le mouvement LMPT (« La Manif Pour Tous ») au sein duquel les personnes, consciences de leurs divergences partisanes, ont accepté de mettre de côté leurs différences et d’agir en commun, aurait pu en être une préfiguration. Cela supposait toutefois que ce mouvement ne se laissât pas disloquer par les partis politiques mais, à l’inverse, fasse sans aucun état d’âme, pression sur eux.
EN GUISE DE CONCLUSION
La droite a, pendant longtemps, subi la pression idéologique de la gauche (la conduisant, le plus souvent, à s’excuser d’être ce qu’elle est). Désormais, elle a de nouveau les blancs, pour parler en termes d’échecs : ce qui est « à droite » sur l’échiquier politique redevient de plus en plus idéologiquement « de droite ». Encore faut-il qu’elle ait la conscience et le courage de son identité. Par conséquent, si le mouvement dextrogyre se poursuit (cela peut prendre cependant un certain temps…), les forces politiques classées à droite mais qui ne sont pas ontologiquement de droite finiront à gauche. L’avenir d’une partie de la droite, c’est de redevenir… la gauche !
G.B.
1C’est dans le cadre de deux papiers de novembre 2012 que j’ai commencé à définir cette notion : directmatin.fr (20 novembre 2012) et leplus.nouvelobs.com (28 novembre 2012).
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