A la fin de 1914, la Turquie, dirigée par les Jeunes Turcs, entre dans la Grande Guerre alliée à l'Allemagne. Par le jeu des alliances, elle est en guerre contre la France.
En 1916, le Chérif de la Mecque appelle les Arabes à se révolter contre les Turcs. Avec l'aide des Anglais et de Lawrence d'Arabie, il espère libérer la péninsule arabique de l'Empire Ottoman. Paris désire mettre à profit cette opportunité de reprendre pied dans une région située aux confins de la Palestine et de la Syrie, territoires que la France désire à terme contrôler.
Le Hedjaz représente un espace capital et sacré, compte tenu de la dimension religieuse du territoire, avec ses deux villes saintes : Médine, où se trouve le tombeau du prophète Mahomet, et La Mecque. Le gouvernement français souhaite également rouvrir la route du pèlerinage à la Mecque aux nombreuses populations musulmanes de ses colonies. Conservons à l’esprit qu’en mai 1916, Mark Sykes et François Georges-Picot abandonnait à la Russie, Constantinople et les Détroits et délimitait cinq zones d’influence en Asie Mineure :
une zone bleue, sous l’administration directe de la France, comprenait la Syrie littorale, la Cilicie, l’Arménie (c'est-à-dire les provinces orientales de l’Empire Ottoman vidées de leurs habitants autochtones, les Arméniens par le génocide de 1894 à 1915) et une partie du Kurdistan ;
une zone rouge, sous l’administration directe de la Grande-Bretagne, la Basse-Mésopotamie avec Bagdad ;
une zone brune, la Palestine internationalisée et attribuée à la Grande-Bretagne ;
une zone A, constituée en un Etat arabe sous tutelle française, regroupant les provinces de Damas, Alep, Mossoul ;
une zone B, sous tutelle britannique, la Haute-Mésopotamie, entre le Palestine et le Tigre moyen.
Le 5 août 1916, le gouvernement d’Aristide Briant décide l'envoi d'une mission politique et militaire dans la province où se trouve la Mecque, le Hedjaz. La mission est confiée au lieutenant-colonel Brémond, alors sous-chef d’état-major du 35e Corps d’armée.
Le Président du Conseil avait proposé, comme chef de cette mission, le colonel Touchard, chef de corps du Régiment de marche de tirailleurs marocains, qui avait été retiré du Front pour « fatigue, avec un congé de convalescence d’un mois qui expire le 6 août ».
Recommandé par le Général Pellé, Major-général, pour être employé dans des missions d’inspection des troupes indigènes il est proposé à la Direction « Asie » du ministère des Affaires étrangères qui recherchait des « agents indigènes pour le pèlerinage à La Mecque ». Le colonel Joseph Touchard, Saint-cyrien de la promotion de Chalons, avait été affecté, comme lieutenant puis comme capitaine, aux Affaires indigènes et avait, dans ce cadre, effectuait plusieurs reconnaissances « sahariennes chez Azgueur ».
Dans une « note au sujet de la désignation du chef de la Mission Militaire d’Egypte » le chef de la Section d’Afrique du ministère de la Guerre indique que le colonel Touchard « ne peut se passer du concours d’un interprète » et qu’il ne connait que « les milieux indigènes du Sud-Constantinois et du Maroc ». En revanche, le lieutenant-colonel Brémond « parle parfaitement l’arabe et l’écrit (titulaire du brevet) ; il a une connaissance complète des questions musulmane, possède surtout la mentalité arabe et est des plus aptes à manier et à conquérir les chefs indigènes qu’il serait appelé à diriger. » et de conclure que « de ne pas désigner le colonel Touchard serait une amère décision pour cet officier supérieur mais il n’est pas douteux qu’il est moins préparé que le lieutenant-colonel Brémond à diriger une mission au Hedjaz. »
Dans une lettre, en date du 8 août 1916, Aristide Briant s’en remet au ministre de la Guerre pour « désigner l’officier qui sera par ses aptitudes et notamment par sa connaissance de la langue arabe le plus capable de remplir ces délicates fonctions. ». Le 15 août 1916, le lieutenant-colonel Edouard Brémond reçoit un ordre de mission qui précise qu’« A l'occasion de la reprise du pèlerinage, une députation politique et une mission militaire seront envoyées auprès de l'émir.
Vous êtes désigné pour assurer la coordination de ces deux délégations et diriger la mission militaire. »
Vous trouverez, ci-dessous, l'ordre de mission1 que reçoit le Lieutenant-Colonel Brémond.
« Organisation d'une mission politique et militaire au Hedjaz.
Les évènements du Hedjaz ont conduit le gouvernement à encourager l'attitude prise par le Chérif de la Mecque en lui manifestant les bonnes dispositions de la France et en lui prêtant le concours qu'il attend des alliés.
A l'occasion de la reprise du pèlerinage, une députation politique et une mission militaire seront envoyées auprès de l'émir.
Vous êtes désigné pour assurer la coordination de ces deux délégations et diriger la mission militaire.
OBJET DE LA MISSION MILITAIRE.
L'insurrection arabe contre la domination ottomane est susceptible d'immobiliser des effectifs turcs en proportion avec son extension.
Or, le Chérif Hussein ne s'est résolu à secouer la tutelle ottomane qu'après s'être assuré du concours que lui prêtait l'Angleterre, il paraît compter sur les Alliés pour lui procurer les contingents indigènes, les armes, les munitions et le matériel qui lui font défaut.
Aussi le gouvernement a-t-il résolu de joindre à la députation politique du Hedjaz une mission militaire française composée exclusivement d'officiers indigènes musulmans, dont le chef aura pour rôle de s'enquérir auprès du chérif du concours qu'il attend de la France en personnel d'encadrement, en armes, en munitions et en matériel de guerre. Ces officiers pourront même être appelés à coopérer à l'organisation des contingents du chérif et à leurs opérations militaires.
Vous aurez à vous tenir en liaison avec la mission militaire lorsqu'elle sera passée au Hedjaz et à préparer à portée de Djedda une base destinée à recevoir les cadres, le personnel technique et le matériel de guerre à réunir ultérieurement pour être mis, s'il y a lieu, à la disposition du chérif.
ORGANISATION DE LA MISSION
La députation politique sera dirigée par M. Ben Gabrit.
Les membres de cette députation seront conduits à Alexandrie par les soins du département des Affaires étrangères, à une date qui sera fixée ultérieurement. Ils seront accompagnés ou suivis d'un convoi de 600 pèlerins algériens, marocains et tunisiens.
La mission militaire recevra la dénomination de "Mission militaire d'Egypte".
Elle comportera :
a) une portion d'Egypte comprenant :
un officier supérieur français, chef de mission, le lieutenant-colonel Brémond,
un officier subalterne français adjoint restant à désigner,
un officier interprète, M. Bercher, officier interprète de 2ème classe,
un soldat interprète auxiliaire, le soldat Cuny, de la 16ème section d'infirmiers militaires,
un secrétaire et trois soldats ordonnances.
b) une portion d'Arabie, comprenant :
un officier supérieur musulman, le chef d'escadron Cadi, du 113ème Régiment d'artillerie lourde. Trois officiers subalternes musulmans :
le capitaine Roguied Saad, du 2ème Rgt de Spahis,
le capitaine Raho Kohammed ould Ali du 2ème Rgt de Spahis,
le lieutenant Lahlouh H.C. aux troupes auxiliaires marocaines,
4 soldats ordonnances musulmans.
Comme chef de cette mission militaire, vous aurez à entrer en relation avec les autorités militaires britanniques d'Egypte et à régler vos dispositions en concordance avec les leurs.
Votre installation éventuelle en Egypte, l'installation ultérieure d'une base, les mouvements de personnel, d'armes et de matériel dans l'intérieur du protectorat ne seront faits qu'avec leur assentiment.
Vous aurez avantage à user, pour ces relations, du concours du Lt St-Quentin, en mission près l'état-major du général commandant les troupes d'occupation.
Vous me rendrez compte des opérations de la mission, sous le timbre de l'Etat-Major de l'Armée (Section d'Afrique) et m'adresserez des propositions au sujet de la satisfaction des demandes de personnel et de matériel émanant [du] chérif après étude sur place de leur opportunité par le commandant Cadi.
Pour la coordination de l'action de la députation politique et de la mission militaire, vous aurez à prendre à Paris les instructions du ministre des Affaires étrangères et en Egypte, celle du ministre de France au Caire, par l'intermédiaire duquel devra passer la correspondance que vous auriez à adresser au Président du Conseil. La Mission militaire s'embarquera à Marseille le 23 août par les Messageries maritimes à destination d'Alexandrie. » Je n’ai pas reproduit l’annexe logistique…
On dispose de la première mouture de cet ordre de mission, avec les corrections manuscrites. Il y a beaucoup de différences, ainsi la rubrique « Organisation de la Mission » s’est substituée à « Vues générales du gouvernement » et la situation générale décrite était la suivante :
« L'insurrection arabe contre la domination ottomane est favorable, dans une certaine mesure, aux intérêts français.
Au point de vue politique, elle peut s’étendre aux populations de la Palestine, de la Syrie et de la Petite-Arménie, libérer notamment ces provinces des persécutions turques et préparer une intervention française.
Au point de vue militaire, elle immobilisera des effectifs turcs en proportion avec son extension.
Au point de vue islamique, elle conduira la majorité de nos populations musulmanes à considérer les Turcs comme les assaillants des lieux saints et augmentera, par conséquent, leur loyalisme envers la France qui combat contre les alliés des Ottomans.
Sur ce cliché pris le même jour, on peut voir que les mulets portent des éléments d’artillerie. Il s'agit de canons de montagne de 65 mm type 1906 en pièces détachées.
SLes hommes de la mission militaire française ont parfois progressé dans des conditions difficiles, comme le montre cette photo de mars 1918 avec la colonne du capitaine Pisani à la descente du col de Naqb Estar.
A ce dernier point de vue, il y aurait un intérêt à laisser l’insurrection se développer spontanément sous la forme d’un soulèvement purement musulman. Mais une réserve absolue fût-elle observée, qu’une partie du monde islamique, se rendant compte du service que le mouvement arabe rend aux Alliés, n’en resterait pas moins persuadé que c’est à l’instigation de l’Angleterre, et peut-être aussi de la France, que le Chérif s’est révolté. »
Plus loin, on trouvera les objectifs fixés : « Le gouvernement a donc résolu :
de rouvrir le pèlerinage de La Mecque, qui avait été arrêté pendant la guerre en raison du blocus de l’Arabie et du danger de mettre nos indigènes au contact des Turcs ;
de profiter de cette occasion pour faire porter au Chérif Hussein des présents et des subsides, par des personnages religieux de marque de l’Afrique du Nord qui, en même temps, lui transmettront les félicitations du gouvernement de la République et de ses sujets musulmans. »
Il ne s’agit pas des élucubrations d’un officier de l’état-major mais bien des visées du gouvernement comme le montre la lettre du Président du Conseil aux Ministre des Affaires étrangères et au Ministre de la Guerre datée du 2 août 1916 et qui commence ainsi : « Dès le début de l’insurrection arabe, j’ai estimé que nous avions intérêt à agir auprès du Grand Chérif en vue de nous concilier ses bonnes dispositions et de faciliter son émancipation par nos subsides. » …
Si l’ordre écrit ne mentionne plus la situation, il est plus que probable que le lieutenant-colonel Brémond a reçu des consignes orales lors de la préparation de la mission.
Que tirer de cette mission ? François Georges-Picot l’a résumé d’une phrase lapidaire : « Le colonel Brémond a été envoyé pour assurer la liberté du pèlerinage et aider si possible à l’instruction d’une armée chérifienne. Il a parfaitement réussi dans la première partie de sa tâche ; le succès de la seconde ne dépendait pas de lui. » Citation tirée de l’excellent article qu’a commis Pascal Le Pautremat que je vous suggère de lire si vous souhaitez en savoir plus sur cette Mission spéciale : Le Pautremat Pascal, « La mission du Lieutenant-colonel Brémond au Hedjaz, 1916-1917. », Guerres mondiales et conflits contemporains 1/2006 (n° 221) , p. 17-31.
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