SEPTEMBRE 2016

De l’art de distiller

par Pascal TRAN-HUU

Au cours de son histoire plus que millénaire, la France a appliqué très tôt l’une des inventions que le « Divin Zosime » a décrites comme un appareil « qui ressemble entièrement à celui que les chimistes arabes firent connaître, et que les chimistes du moyen âge appelèrent pélican… L’appareil distillatoire décrit par le savant de l’Ecole d’Alexandrie dut se répandre de bonne heure chez les Arabes, et servir, dans les contrées de l’Orient, à obtenir des eaux odorantes avec les végétaux aromatiques. Il est certain que l’on trouve dans les ouvrages arabes la mention très-expresse de l’alambic, dès le IXe siècle. En ajoutant au mot ambix, qui avait été employé par les savants grecs de l’Ecole d’Alexandrie, la particule arabe, on eut le mot arabe al ambic, qui devint « alambic » chez les chimistes français du Moyen Age. » (Figuier) 
« Les premiers alambics servirent à fabriquer le fard à paupières connu sous le nom de khôl. Curieusement, quand les Arabes commencèrent à distiller le vin, ils donnèrent le même nom au produit obtenu : al khôl, «la chose subtile » » (Pierre DUPLAIS ainé dans « Traité de la fabrication des liqueurs et de la distillation des alcools », Edition de 1866 chez Gauthier-Villars.) 
Cependant, si l'histoire ne nous a point transmis le nom de l'homme qui, le premier, sépara l'alcool du vin à l'aide de l’alambic, elle a du moins conservé le nom de celui qui, le premier, a écrit sur cette matière ; ce fut Arnault de Villeneuve, né à Villeneuve, en Provence, en 1240, professeur à l'Université de Médecine de Montpellier. C’est à tort qu'on le regarde comme l'inventeur du procédé par lequel on obtenait ators l'alcool mais on ne peut néanmoins lui refuser la gloire d'avoir fait les plus heureuses applications des propriétés de l'eau-de-vie et surtout du vin naturel ou composé, soit à la médecine, soit aux préparations pharmaceutiques. « Qui le croirait, dit-il, que « du vin l'on pût tirer par des procédés chimiques une liqueur qui n'a ni la couleur du vin, ni ses effets ordinaires ? Cette eau de vin, ajoute-t-il plus bas, est appelée par quelques-uns eau-de-vie, et ce nom lui convient, puisque c'est une véritable eau d’immortalité. Déjà on commence à connaître ses vertus : elle prolonge les jours, dissipe les humeurs peccantes ou superflues, ranime le cœur et entretient la jeunesse ; seule, ou jointe à quelque autre remède, elle guérit la colique, l'hydropisie, la paralysie, fond la pierre, etc. » (Arnaldi Villanovani Praxis : Tractatus devino, cap. De potibus, etc., edit. Lugduni, 1586.). Arnault de Villeneuve dispensa son savoir à quelques-uns dont le « Docteur illuminé », Raymond Lulle, qui écrivit dans « Testamentum novissimum » qu'on emploie jusqu'à sept rectifications, mais que trois suffisent pour que l'alcool soit entièrement inflammable et ne laisse pas de résidu aqueux. Il parle dans ses ouvrages d'une préparation d'eau-de-vie qu'il appelle quinta essentia, d'où dérive le mot quintessence, qu’il l'obtenait par des cohobations (Action de cohober, de concentrer en distillant plusieurs fois de suite) faites à une douce « chaleur de fumier » pendant plusieurs jours. Ayant une âme d’alchimiste et curieux d’acquérir un savoir-faire que beaucoup envient, c’est avec joie que j’acceptais la proposition d’un ami me proposant de l’aider à distiller de la mirabelle au fin fond de la Lorraine et c’est, après cette introduction un peu longue, cette expérience que je vais vous narrer. 
Pour faire de la Mirabelle il faut de la mirabelle… 110 kg de fruits, tombés de l’arbre et non cueillis, ont été mis à fermenter dans un tonneau. Les plus « margoulins » ajoutent du sucre et de la levure de bière pour augmenter le taux d’alcool, mon ami ne met que le fruit. Après trois mois de fermentation, voici ce que cela donne : une soupe odorante à l’aspect peu ragoûtant… 
Première chose à faire, verser notre soupe dans l’alambic, puis charger le bois dans le foyer et, bien sûr, y mettre le feu… Pour éviter de brûler la matière première, synonyme de perte totale du produit, il faut remuer régulièrement notre « soupe » avant la fermeture de l’appareil qui se fera dès les premiers bouillonnements.  

Après quelques dizaines de minutes, la petite eau sort de l’alambic à 68°. Une surveillance constante du processus doit être observé tout au long des cinq heures que dure la première cuisson… 

Une fois que le degré d’alcool de la petite eau a atteint le minimum que s’est fixé le bouilleur de cru, en l’occurrence 20° pour nous, on coupe le feu et on procède au vidage et au nettoyage de la cuve. Pour vérifier le degré alcoolique, le bouilleur de cru dispose de deux méthodes : par le pèse-alcool ou de manière empirique. En ce qui me concerne, je préfère la manière empirique qui consiste à brûler un peu du liquide qui sort de l’alambic et à mesurer, à l’œil, la quantité d’eau restante car elle est beaucoup plus esthétique.

Une fois les opérations de nettoyage terminées, on verse la petite eau dans le chaudron, on le ferme et on met en chauffe à feu doux, très doux… (souvenez-vous de Raymond Lulle…), c’est ce qu’on appelle la « Bonne chauffe ». L’art du bouilleur de cru va, de nouveau, se montrer. En effet, l’alcool qui va sortir de l’alambic est composé de trois parties : la « tête de raffin », le « cœur de raffin » et la queue de « raffin ». Seul le cœur de raffin est utilisé car la tête contient du méthanol et la queue n’est plus assez aromatique de plus elle contient un taux d’alcool insuffisant. C’est à l’odeur que notre bouilleur de cru va séparer la tête, qu’il utilisera à des fins de nettoyage ou dans le lave-glace de sa voiture. Le pèse-alcool servira de nouveau pour séparer la queue qui sera remise dans la « soupe » de l’année suivante. En résumé la trilogie des actions à mener pour mener à bien la bonne chauffe est de renifler, goûter et mesurer le taux d’alcool…  

Le cœur de raffin est coupé à l’eau d’Evian, qui est une eau peu minéralisée afin d’éviter les problèmes de précipitations calcaires, jusqu’à atteindre le taux d’alcool désiré, dans notre cas 48°. On transvase l’ensemble dans une dame-jeanne que l’on stocke, le goulot recouvert d’un bout de tissu en coton, pendant 6 semaines pour lui faire perdre son feu, c’est-à-dire adoucir le goût (c’est en quelque sorte l’équivalent de la maturation en fût de chêne du cognac). Au bout de ces six semaines, le bouilleur de cru mettra la Mirabelle en bouteille après filtration à l’aide de filtres à café ! 

De nos 110 kg de « soupe », nous avons obtenus, après 8 heures de travail, environ 25 litres d’eau de vie… 


P. T.-H. 

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