NOVEMBRE 2016

Le Connétable et l’Arsouille. Les rencontres du Général de Gaulle et de Mitterrand

par François MAURICE



François Mitterrand et le Maréchal Pétain
« Une arsouille » : c’est peut-être le mot de de Gaulle le plus connu pour qualifier François Mitterrand. Il le prononce le 24 novembre 1965 quand, à la veille de l’élection présidentielle, Roger Frey, ministre de l’Intérieur, lui propose de sortir le « dossier » de son adversaire1 et d’évoquer notamment ses liens particuliers avec René Bousquet, secrétaire général de la police de Vichy2, et son attribution de la francisque3. De Gaulle s’y refuse : « Vous ne m’apprenez rien. Mitterrand et Bousquet, ce sont les fantômes de l’antigaullisme issu du plus profond de la collaboration qui reviennent. […] Que Mitterrand soit un arriviste et un impudent, je ne vous ai pas attendu pour le penser. Mitterrand est une arsouille4 ».

Il n’est pas question de comparer ici les deux hommes. D’ailleurs l’idée même de comparer ces deux hommes est une escroquerie intellectuelle. L’un a été un homme d’Etat qui s’est inscrit dans la continuité d’un Louis XI, d’un Charles V et qui a laissé son nom dans l’histoire au niveau de ceux d’un Napoléon ou d’un Louis XIV. L’autre est un homme politique qui, de manigances en retournements de veste, a obtenu la fonction de Président pour se contenter de régner sans réellement gouverner. Le premier a sauvé la France. Le second a initié sa destruction. Néanmoins et contrairement aux apparences, les deux hommes ont beaucoup en commun : une éducation bourgeoise, catholique et patriote, une forte culture littéraire et historique. 

En trente ans, les deux hommes ne se rencontreront qu’à quatre reprises.


La première rencontre

Fin 1943, François Mitterrand, membre d'un réseau d'anciens prisonniers, se rend par avion en Angleterre, aidé par des proches du général Giraud, respectueux de Pétain, d'où il rejoindra, dans un avion Lysander, l’Algérie. 

Arrivé à Alger, il fait le mauvais choix et « se trompe » de général. Sa première visite est ainsi pour le général Henri Giraud, le rival de Charles de Gaulle. Mis au courant de Gaulle n'apprécie guère mais il reçoit l'ex-fonctionnaire vichyste.

Face à Charles de Gaulle, 53 ans, chef incontesté de la France libre, François Mitterrand et son réseau de prisonniers résistants ne pèsent pas lourd. Le face à face entre les deux futurs présidents de la République est alors très tendu.

De Gaulle : - On m'a dit que vous étiez venu par un avion anglais... 

François Mitterrand : - Je n'avais pas songé à regarder la marque avant de m'embarquer.

De Gaulle : - Vous avez fait du bon travail, Mitterrand, mais je veux qu'on mette de l'ordre dans tout ça. Pourquoi un mouvement de prisonniers de guerre, d'ailleurs ? Cela ne signifie rien. Pendant qu'on y est on pourrait faire aussi des mouvements de résistance de Bretons, d'épiciers ou de charcutiers, hein ?5 »

De cette première rencontre, Mitterrand écrira : « Ainsi s'amorça une incompatibilité d'humeur qui dure encore6 ». 

Le Général partagera ce souvenir avec Alain Peyreffite : « Il est venu me voir à Alger dans l’hiver 43-44. Il a mis du temps à me parvenir. Il avait travaillé pour Vichy avec tant de zèle que ça lui a valu la Francisque. Il était entré dans ce corps d’élite. Voyant que ça allait tourner mal, il a voulu se dédouaner en entrant dans un réseau. Il est arrivé à Londres. Il est allé trouver d’abord les Anglais et les Américains, qui n’ont pas été très chauds pour l’accueillir, puisqu’ils voyaient qu’il mangeait à tous les râteliers.

A la fin des fins, Passy l’a vu, l’a cuisiné, l’a expédié sur Alger, me l’a fait recevoir avec une fiche le présentant comme un personnage douteux. Mitterrand m’a demandé de lui confier la direction d’un réseau Charette, qui marchait très bien sans lui.

Je n’avais pas envie de risquer de mettre un agent double dans un mouvement de résistance. Je lui ai donc proposé de se battre, soit dans le corps expéditionnaire en Italie, soit comme parachutiste dans le corps qui serait le premier à prendre pied en France. Il a refusé les deux propositions. Je l’ai congédié : « Nous n’avons plus rien à nous dire. »

« Eh bien si, nous avions encore à nous dire ! Il s’était arrangé pour prendre la tête d’un “mouvement national des prisonniers” et pour se faire nommer secrétaire général du ministère des Anciens Combattants et Prisonniers7 ».


La deuxième rencontre le 27 août 1944, Paris vient d’être libéré

Mitterrand vient d’être nommé, avec l’accord du Général, membre du gouvernement provisoire. Le 27 août au soir, le Général préside la seule et unique réunion du Conseil des ministres tenue avant l’arrivée du gouvernement en titre8.


Auprès d’Henri Frenay, François Mitterrand dans une tenue de ministre très surprenante
Alexandre Parodi présente les quinze ministres suppléants alignés les uns à côté des autres et Mitterrand étant le plus jeune, il est en bout de file. Si ce dernier est un peu mal à l’aise, c’est moins de se retrouver devant l’homme qui l’a congédié quelques mois plus tôt à Alger et qui, en ces heures historiques de la Libération, paraît plus grand encore, que de se présenter dans une tenue dont il est conscient du ridicule : un pantalon de golf, des chaussettes trop courtes et des chaussures de sport.

Quand, après avoir serré la main de chacun, de Gaulle arrive devant lui, il s’exclame : « Encore vous ! » Ceux qui lui résistaient étaient suffisamment peu nombreux pour qu’il se souvienne d’eux !

Le 29 août, toujours rue Sant-Dominique, de Gaulle préside le premier conseil de ce gouvernement devenu celui de la France libérée, en présence de l’ « imposteur » qui y participe, comme tous les membres du gouvernement9. Mitterrand, bien que fier d’en être, est déçu qu’Henry Frenay n’est pas été appelé à d’autres fonctions gouvernementales car il aurait pu espérer devenir le ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés10. Toutefois, il n’oubliera jamais ces premières heures sous de Gaulle. Il écrira plus tard : « J’écoutais, j’observais, j’admirais. […] J’avais aussi quelques raisons d’ouvrir les yeux tout grands, c’était le début d’une époque et c’était le général de Gaulle. […] Nul n’a parlé comme lui le langage de l’Etat. […] Je me demande parfois pourquoi cette heure ne m’a pas lié davantage à celui dont je recevais pareille leçon. […] Il m’est arrivé de le regretter. »


Juin 1945, la troisième rencontre

Le 2 juin 1945, François Mitterrand va avoir une nouvelle occasion de rencontrer le général de Gaulle. A la tête de son mouvement d'anciens prisonniers, il participe, avec les principaux dirigeants du mouvement, à un meeting organisé à la Mutualité sur le thème des « Mal Vêtus », mot d’ordre communiste repris à la une de L’Humanité. Naturellement les communistes sont à la tête des manifestants et parmi eux Raymond Thévenin et le syndicaliste socialiste Georges Cornuau qui, en tête avec François Mitterrand, se dirigent vers le ministère.

De Gaulle est furieux. Il les convoque tous les trois et Mitterrand est sommé de s'expliquer :

« De Gaulle : - Qu'est-ce que c'est que ça ? Du tapage sur la voie publique en temps de guerre alors que si les hostilités ont pris fin en Europe, elles se poursuivent en Extrême-Orient ! Vous savez ce que ça vaut ? 

Mitterrand : - Mon Général, je n'approuve pas ces hommes, je les accompagne pour leur éviter de faire des bêtises.

De Gaulle : - Eh bien vous vous désolidarisez d'eux. L’ordre public doit être maintenu. Ou bien vous êtes impuissants vis-à-vis de vos propres gens ; dans ce cas, il vous faut, séance tenante, me l’écrire et annoncer votre démission11. Ou bien effectivement vous êtes les chefs : alors vous allez me donner l’engagement formel que toute agitation sera terminée aujourd’hui. Vous allez me l'écrire, voilà un bout de papier, un coin de table, une plume, allez-y. »

François Mitterrand demande à réfléchir.

De Gaulle : - Dans trois minutes, si vous n'avez rien écrit ni signé, vous sortirez de cette pièce et serez aussitôt mis en état d'arrestation12 ».

Mitterrand, Thévenin et Cornuau vont conférer entre eux dans l’embrasure d’une fenêtre et reviennent aussitôt. Mitterrand signe. De Gaulle, satisfait, les met néanmoins en garde : « Il n’y a qu’un chef, n’ayez pas le ridicule de rivaliser avec le général de Gaulle. »

Le 20 janvier 1946, de Gaulle démissionne. Mitterrand dira : « J’ai pensé qu’une part de la grandeur de la France s’en allait. » Le Général entame sa traversée du désert. Mitterrand prend son essor et entre dans la carrière politique en 1946 en devenant député de la Nièvre. En tant que dirigeant de l’UDSR, il sera onze fois ministre de cette IVe République que le Général exècre.


Dernière rencontre en 1958

Opposé au retour du général de Gaulle à la faveur de la crise algérienne, Mitterrand participe le 28 mai 1958 à la manifestation parisienne de « défense républicaine » aux côtés de Daladier et de Mendès France. 

Manifestation du 28 mai 1958

Au premier rang, Pierre Mendès-France, Edouard Daladier et François Mitterrand

Néanmoins, l’exilé de Colombey-les-Deux-Églises revient au pouvoir et expose son projet aux caciques de la IVème République, dont François Mitterrand. Ce sera la dernière rencontre des deux hommes. De Gaulle écrira plus tard : « Les délégués présents, qui presque tous pendant douze ans m’ont ouvertement combattu, n’élevaient aucune objection. Sauf François Mitterrand qui exhale sa réprobation ». En effet, François Mitterrand ne rejoint pas le Général et écrit : « Le général de Gaulle s'est comporté à l'égard de la IVème République avec une extrême démagogie, aveuglé qu'il était par l'ambition de récupérer un pouvoir imprudemment abandonné. Un maître en vérité dans l'art de l'opposition inconditionnelle. » Il devient le procureur implacable de la présidence gaullienne. 

Cet antagonisme paraît avoir dégénéré en un sentiment qu'on a bien envie de nommer haine. Il a déterminé toute la conduite de François Mitterrand sous la Vème République - de la dénonciation du « coup d'Etat permanent13 » aux invectives les moins nuancées: « Le gaullisme s'est servi de la sédition militaire pour saisir le pouvoir. Il s'y est maintenu en usant de tous les procédés qui font les tyrannies... […] Qu'est-ce que la Ve République sinon la possession du pouvoir par un seul homme dont la moindre défaillance est guettée avec une égale attention par ses adversaires et par le clan de ses amis ? Magistrature temporaire ? Monarchie personnelle ? Consulat à vie ? Pachalik ? Et qui est-il, lui, de Gaulle ? Duce, führer, caudillo, conducator, guide ? A quoi bon poser ces questions ? Les spécialistes du Droit constitutionnel eux-mêmes ont perdu pied et ne se livrent que par habitude au petit jeu des définitions. J'appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c'est à cela qu'il ressemble le plus, parce que c'est vers un renforcement continu du pouvoir personnel qu'inéluctablement il tend, parce qu'il ne dépend plus de lui de changer de cap. Je veux bien que cette dictature s'instaure en dépit de de Gaulle. Je veux bien, par complaisance, appeler ce dictateur d'un nom plus aimable : consul, podestat, roi sans couronne, sans chrême et sans ancêtres14 ».

Que de formules, chez François Mitterrand, pour tenter de rabaisser de Gaulle et son œuvre ! De Gaulle était « un homme du XIXe siècle, passé à côté de toutes les grandes idées de son temps15 ». Le gaullisme est « un détournement dangereux des valeurs révélées par la Résistance... Résumer le formidable bouillonnement des idées de la Résistance aux relations personnelles du général de Gaulle avec son pays nous engageait dans un contresens16 ». Etc.

Le plus singulier, dans cette littérature, c'est que François Mitterrand paraît y lutter contre l'emprise de son propre passé. Il reprochait à de Gaulle d'avoir «appartenu à cette moitié de la France rurale, fidèle, spiritualiste et qui croyait être la France tout entière [...], monde clos, réfractaire aux courants et aux mouvements modernes, à l'opposé de la seconde moitié, nébuleuse de villes, de révolutions, de grèves et de fumées d'usines17 ». Or, de son propre aveu, il est, par sa culture familiale, un «Français de pleine terre», pour qui «la courbe des jours, les saisons, le temps et les choses parlaient de Dieu comme d'une évidence18 ». Sa famille était «patriote jusqu'aux saintes colères, avec, heureusement, un côté Barrès et Colline inspirée». On y était «naturellement à droite19 ». 

Pour abattre l'œuvre de de Gaulle, François Mitterrand s'est glissé donc dans la peau d'un homme de gauche. Il se fit même marxiste. Il prit alors un risque, celui de livrer les clefs de la France, sinon au communisme, du moins au Parti communiste. Tout lui était bon: abandonner l'économie au collectivisme, dénigrer les institutions du pays, dénoncer la force de dissuasion, railler l'indépendance nationale. 

En 1965, De Gaulle se présente à sa réélection. L’entourage du Général pense de son principal adversaire principal à la présidentielle, Mitterrand, que son passé vichyste, son rôle dans le gouvernement de Guy Mollet dont la politique embrasa l’Algérie à partir de 1956, enfin l’affaire du faux attentat de l’Observatoire, lui interdisent de conquérir le pouvoir.

Mais pour de Gaulle, bien que considérant que Mitterrand « a trop de casseroles », le connaît assez pour dire qu’il est « le plus roublard, le plus dangereux, prêt à soutenir toutes les thèses, à renier tout le monde et à se renier lui-même pour s'emparer du pouvoir20 ».

Les réserves du Général était fondée puisqu’à la surprise générale, François Mitterrand contribue, au premier tour de l’élection présidentielle, à mettre de Gaulle en ballottage avec 31,72 % des suffrages contre 44,64 % au Général. 

Après sa réélection à la présidence, le 22 décembre, de Gaulle jugera que les 7,5 millions de voix recueillies par son challenger « étaient en majorité d'essence totalitaire, communiste et fasciste. Comment aurait-il gouverné? Il ne l'a jamais dit et pour cause».

Les deux hommes ne se retrouveront plus et pour de Gaulle, Mitterrand restera toujours « le prince des politichiens ».

A la mort du Général, Mitterrand, bien qu’étant resté l’un de ses plus farouches adversaires, aura l’honnêteté de reconnaître : « On ne peut pas aimer la France plus qu’il l’a aimée. » 

 

F.M.


  1. Jean-Jérôme Bertolus, Frédérique Bredin, Tir à vue - la folle histoire des présidentielles, éditions Fayard, 2011, p. 21.
  2. Un des principaux responsables de la rafle du Vel d’Hiv.
  3. Ces partisans toujours prompts à minimiser le passé collaborationniste de François Mitterrand ont cette facilité à pouvoir dire “Oui, il a bien reçu la francisque, mais tout comme d’autres hauts fonctionnaires.” C’est faire une abstraction rapide du fait que cette breloque infamante n’a pas été distribuée à n’importe qui et que seul un petit millier de fonctionnaires, ayant fait preuve d’un certain zèle, ont pu l’obtenir. 
  4. Vieille expression populaire dont La Larousse dont la définition : Mauvais garçon, voyou.
  5. Franz-Olivier Giesbert, François Mitterrand, une vie, éd. du Seuil, 1996, p. 100
  6. François Mitterrand, « Ma part de vérité : de la rupture à l'unité en toute liberté », Fayard, 1969.
  7. Alain Peyrefitte, « C’était de Gaulle », Propos du 8 septembre 1965, tome II, 1997
  8. Philip Short, « François Miterrand : portrait d’un ambigu », Nouveau monde éditions. 
  9. Robert Scheider, « De Gaulle Mitterrand, la bataille des deux France », Perrin.
  10. Philip Short, « François Mitterrand : portrait d’un ambigu », Nouveau monde éditions.
  11. Général de Gaulle, « Mémoire de guerre », Volume III Le Salut, Plon. 
  12. Entretien du Général avec Michel Droit du 10 décembre 1965.
  13. François Mitterrand, « Le Coup d’Etat permanent », Paris, Plon, 1964. p.85-87. Devenu avec son pamphlet qui le singularise un total opposant, François Mitterrand entame, à partir de cette publication, une longue marche. A gauche, même ses adversaires – allergiques à son cynisme – finiront, à la longue, par le rallier. Le plus extraordinaire est que le plus violent pourfendeur des institutions en deviendra, une fois au pouvoir, l’ardent avocat. Ces institutions, tant honnies, seront il est vrai, pour le premier président de gauche de la Ve République, une robuste protection : à monarque, monarque et demi…
  14. François Mitterrand, « Ma part de vérité : de la rupture à l'unité en toute liberté », Fayard, 1969, p. 110.
  15. François Mitterrand, « Le Coup d’Etat permanent », p.11.
  16. François Mitterrand, « Ma part de vérité… », p. 31.
  17. Ibid., p. 32.
  18. Ibid., p. 19.
  19. Ibid., p. 20.
  20. Alain Peyrefitte, « C’était de Gaulle », Propos du 22 décembre 1965, tome II, 1997

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