Discours au Symposium « L’histoire commune, la victoire commune, la mémoire partagée » (Minsk, les 8-9 novembre 2016)
Je vais débuter sur un sujet éloigné, en posant cette question : est-ce que c’est le Soleil qui tourne autour de la Terre ou bien c’est la Terre qui tourne autour du Soleil ?
Nos ancêtres auraient dit, bien sûr, c’est le Soleil qui tourne autour de la Terre. Regardez, il se lève à l'Est et se couche à l'Ouest, en même temps, nous restons dans le même endroit. Plus tard, après des événements dramatiques connus, on a décidé l’inverse, c’est en fait la Terre qui tourne autour du Soleil avec les autres planètes du Système solaire.
Et que pourraient dire les gens maintenant ? Ils pourraient dire que tout est relatif, mais que , fondamentalement, tout le monde a raison. Toutefois, si nous prenons la Terre comme un centre autour duquel tourne le Soleil et les autres planètes, les calculs deviennent un peu plus compliqués. Néanmoins, à l'ère informatique, ces calculs complexes peuvent être effectués par l'ordinateur en une fraction de seconde.
Quel est le point de départ de la Grande Guerre Patriotique ?
Comment elle se raccroche à la Seconde Guerre mondiale ? Qui a attaqué qui et pourquoi ? Quel était le comportement des gens, restés sur les territoires occupés ? Et pourquoi se comportèrent-ils différemment ? Pour quels crimes de guerre sont directement responsables la partie allemande et certains soldats de l'Armée rouge ?
S’il y a plusieurs décennies que ces questions avaient été considérées comme résolument traitées dans l'Union soviétique, ou qu’elles n’avaient pas été autorisées à se poser, la situation a changé à partir du déclin de l'ère soviétique. D'une part, de nouvelles informations sont découvertes. D'autre part, ce qui semble être le plus important, les tendances idéologiques ont évolué.
Certains diront qu’on a commencé de réécrire l'histoire. Probablement. Une autre chose est que l'histoire, les événements et personnages historiques, ont été repensés et sont assez souvent repensés. Ceci est l'exception plutôt que la règle. On rappelle Ivan le Terrible, Pierre Ier, l'Empire russe, en tant que tels, mais également Staline. Peut-on dire ici qu’il y a d’invariables constantes ? Est-il réaliste de supposer que la présentation de l’histoire de la Grande Guerre Patriotique en Russie et en Biélorussie, sans parler de l'espace post-soviétique, aura la même forme cent ans après les évènements, en 2041 ? Et, en parlant de maintenant, comprenons-nous qu'il n’y a déjà pas de consensus dans l'espace post-soviétique ?
En 1991, l'Union soviétique se désagrégea. Dans les mots du président Poutine, ce fut la plus grande catastrophe géopolitique du siècle1. Pour une grande partie de l’opinion générale, l’Union soviétique se désagrégea pour des raisons économiques.
Des facteurs économiques ont certainement eu une incidence, cependant, nous ne devrions pas perdre de vue un fait qui est évident : l'URSS ne se désagrégea pas du fait de clusters économiques, mais plus certainement sur des lignes de divisions territoriales de républiques ethniques, qui avaient été créées et maintenues comme des quasi-États dans un seul pays.
En 1991, ces républiques gagnèrent leur indépendance, certaines d'entre elles - pour la première fois dans leur histoire2.
En Russie, le 12 juin, devint le « Jour de l’Independence ». Des gens haussèrent leurs épaules, ne comprenant pas de quelle indépendance il était question. Mais dans quelques d'autres pays post-soviétiques, la compréhension fut tout à fait claire et précise : l'indépendance de la Russie et des Russes, pas celle de l'Union soviétique. (La Biélorussie est une agréable exception : le Jour de l'Indépendance, ou le Jour de la République, coïncide avec la libération de Minsk des troupes nazies, le 3 juillet 1944).
Dans une certaine partie de la société russe et souvent même dans la communauté d’experts il y a un certain scepticisme quant au régime politique des différentes républiques de l'ex-URSS. Il y a des tentatives de prouver une inconsistance de ces pays et, en particulier, leurs interprétations d'événements historiques. Bien sûr, on peut et on doit argumenter et discuter des événements historiques. Mais dans tous les cas, il est impossible d'oublier un point : la logique de l'édification de la nation. Cela a été bien écrit par les historiens tels que Hobsbawm3, Gellner4, Anderson5, ainsi que notre grand historien Miller6.
Une fois que vous obtenez votre propre état, votre drapeau, votre emblème, votre hymne et d'autres attributs de l'État, vous ne pouvez plus être comme vos voisins, surtout comme ces voisins dont vous venez de vous séparer. Le fait qu’il y a cent ans ou seulement vingt-ans ans, vous n’aviez aucun État n’a aucune importance. L’indépendance dicte sa propre logique, y compris, une nécessité de créer sa propre mythologie historique, dans laquelle le nouvel état est généralement associé avec la lutte de libération nationale, qui remonte aux temps anciens. De qui devient-on « exonéré national » ? De ceux envers qui vous vous êtes récemment séparés, bien sûr.
Dans le cadre de la création de cette nouvelle mythologie de libération nationale on réinterprète ou, si vous voulez, on réécrit ou falsifie l’histoire des relations du peuple X avec la Russie, notamment en l’appliquant à l'histoire durant la Seconde Guerre mondiale.
Il y a bien eu deux dictatures, où le régime soviétique est invariablement présenté comme le pire. Ils s’affrontèrent l’un avec l’autre dans une lutte pour la domination mondiale, et les peuples X, Y et Z furent entraînés dans ce conflit sans leur consentement. Puisque ces nations furent sous le contrôle de Moscou au début de la guerre, il n'est guère surprenant qu'ils virent leur chance dans leur « libération » par l'armée allemande. Par conséquent, la collaboration est présentée comme une mesure légitime de la lutte multiséculaire pour la libération nationale contre les envahisseurs russes, même sous un uniforme étranger. Telle est la logique.
En préparant mon dernier colloque, j’ai relu l'appel d'Hitler au peuple allemand, le 22 juin 1941. Celui-ci est plus qu'un document curieux, et m’oblige de présenter ici la citation : « Le peuple allemand n’a jamais eu d’hostilité envers les peuples de la Russie. Seulement au cours des deux dernières décennies, les dirigeants judéo-bolcheviques de Moscou ont essayé de mettre en feu non seulement l'Allemagne, mais toute l'Europe. Ce n’est pas l’Allemagne qui essaya de transmettre sa vision nationaliste en Russie, mais ce sont les dirigeants judéo-bolcheviques de Moscou qui tentèrent inébranlablement de nous imposer, comme aux autres nations européennes, leur domination non seulement spirituelle mais surtout militaire »7.
L'antisémitisme est maintenant hors la loi, mais si vous remplacez « judéo-bolcheviques » par « bolchévico-moscovites » ou « impérialistes russes » vous obtiendrez réellement un symbole de la foi de ceux que nous appelons des transcripteurs et des falsificateurs de l'histoire. Bien sûr, aucun d'entre eux ne reconnaît avec bienveillance le Führer allemand, et, peut-être, n’ont-ils pas vraiment de tels sentiments. Mais là n’est pas l’essentiel.
Fondamentalement c’est d’appeler un chat un chat. Quels que soient les Russes et la Russie, ils sont toujours à blâmer. Et s’ils réussissent aussi à gagner, ils sont triplement coupables. Les crimes réels ou imaginaires et les erreurs de Staline, Joukov et Beria n’ont aucune importance dans ce contexte.
Et nous ne parlons pas seulement sur l'histoire, mais aussi sur l’actualité. Plus la Russie se comporte indépendamment sur la scène internationale, plus les « crimes du stalinisme », cotés et non cotés, sont l’objet de critiques. (Nous soulignons que la situation politique et la science de l'histoire, dans le vrai contenu de ce mot, ont peu d’intersections et les discussions scientifiques réelles dans le discours politique « Accuse la Russie de quoi d'autre » ne sont pas fondamentalement possibles.)
En septembre de l'année dernière, « Hôtel Président » à Moscou a accueilli un forum international « La Russophobie et la guerre de l'information contre la Russie", qui a réuni des représentants de la communauté des experts, des personnalités publiques, des députés, des représentants de l'église8.
La plupart des interventions étaient imprégnées de toute l'idée qu'un lieu commun de la guerre de l'information contre la Russie, y compris dans le domaine des sciences humaines, est la russophobie.
Aujourd'hui, nous entendons les hauts responsables du gouvernement en Russie, en particulier le Président9 et le Ministre des Affaires étrangères10, font état de ce mal. Ce qui est crucial, c’est de montrer que nous comprenons ce qui est vraiment en cause et qui est, au sens figuré ou littéralement, ciblé.
Que faire ensuite ?
On croit que l'antisémitisme en Europe, après la guerre, a pratiquement disparu parce que les nations européennes ont été horrifiées de l'Holocauste et se sont dit : never again, plus jamais ! Mais il s’agit, en réalité non un fait des peuples mais d’une façon de mener la politique de l’état appropriée. Au niveau d'un certain nombre de législations européennes, la négation de l'Holocauste a été criminalisée.
En outre, les structures de surveillance et de lobbying, comme le Centre Simon Wiesenthal et l'Anti-Defamation League, empêchent non seulement le révisionnisme de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale dans ce segment particulier, mais, c’est qui est important, s’engagent dans l'opposition réelle à l'antisémitisme dans le monde. De toute évidence, nos initiatives éventuelles pour contrer le révisionnisme historique doivent être liées avec l'opposition contre la russophobie actuelle.
De plus, en intervenant également sur des sites internationaux, il est conseillé de montrer la relation étroite et la participation directe des collaborateurs nazis à l'Holocauste11 et au massacre de la population slave. Au niveau des institutions européennes cela peut théoriquement donner un bon résultat.
Nous devons comprendre que notre capacité est sévèrement limitée par la situation politique internationale et par le fait que nous n’avons pratiquement pas de mécanismes d'influence directe sur la politique historique des autres pays. Les discussions d'experts sur les sites de Minsk ou Moscou sont importantes, mais ont-elles une emprise sur Kiev ou Vilnius ? Je n’ose parler de Varsovie.
Il est important de se débarrasser de l'illusion que les soi-disant « gens ordinaires » dans le pays X « comprennent bien » en réalité indépendamment des falsifications historiques faites par leurs autorités. Des gens ordinaires dans les sociétés industrialisées reçoivent des connaissances historiques par le système d'éducation publique qui génère les représentations nécessaires, arbitrairement déformées. Les vrais témoins des événements de la Grande Guerre Patriotique disparaissent, et, de facto, le temps travaille contre nous.
Néanmoins, je crois que, si nous appelons un chat un chat et fixons des objectifs réalistes, en 2041, le consensus dans le monde entier ne se formulera pas le fait qu'il y a une centaine d'années la Russie a commencé la Seconde Guerre mondiale, en attaquant l'Allemagne, et à la fois, la Géorgie et l'Ukraine.
11. А. Баканов. «Ни кацапа, ни жида, ни ляха». Национальный вопрос в истории Организации украинских националистов, 1929-1945 гг. - М.: Фонд «Историческая память»; Алгоритм, 2014. - 424 с.
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