Contrairement à d’autres pays occidentaux où il est une force pérenne, le conservatisme est, en France, un ovni politique difficilement identifiable. Constatant la tenace division des partis politiques classés à droite, certains en font l’instrument de leur rapprochement. Mais, que recouvre-t-il vraiment et quel est son positionnement ?
L’AMBIGUÏTÉ CONGÉNITALE DU CONSERVATISME
Sur la scène politique française, le courant conservateur s’est développé avec la Restauration sous l’impulsion d’hommes comme François-René de Chateaubriand. Intellectuellement, il avait émergé à la fin du XVIIIe siècle à l’occasion de la Révolution. Mais, si le conservatisme a entretenu, à son origine, des liens assez étroits avec la pensée contre-révolutionnaire, il communiait simultanément à certaines idées des Lumières1 comme en témoignent le parcours d’auteurs, tel Joseph de Maistre, ou les références de textes comme la Charte de 1814. Par la suite, la divergence entre les doctrines réactionnaire et conservatrice s’est encore accentuée. Le conservatisme n’appartient donc pas à un seul univers de pensée : classique ou moderne ; en fonction des circonstances, il penche d’un côté ou de l’autre. Il est intrinsèquement hybride.
Cette difficulté à appréhender le conservatisme est renforcée par son inscription dans le mouvement sinistrogyre (identifié, dans les années 1930 par le critique littéraire Albert Thibaudet2) que la vie politique française a connu depuis la Révolution : les nouvelles forces sont apparues par la gauche et ont repoussé sur la droite du spectre politique celles qui étaient nées antérieurement. Ainsi, le libéralisme est-il passé de gauche (au XVIIIe siècle) à droite (au XXe siècle) après avoir incarné le centre (au XIXe siècle) : l’orléanisme était un centre par rejet des extrêmes tandis que le bonapartisme l’était par synthèse3. De même, le radicalisme a glissé, au cours de la IIIe République, de l’extrême gauche au centre gauche.
Pendant deux siècles, la gauche progressiste a donc, petit à petit, intellectuellement colonisé presque toute la droite, à l’exception de la pensée réactionnaire. Une partie du courant catholique social (profondément classique) s’est même, sous la pression du « Ralliement », délité et transformé en démocratie chrétienne (assurément moderne). Le sinistrisme explique donc que la droite ne se soit quasiment jamais revendiquée en tant que telle, ce qui remarquait Thibaudet : « Il n’existe pas plus de conservateurs ou de droite officiellement inscrite qu’il n’existe dans l’épicerie de petits pois gros ». Le courant conservateur n’a pas échappé au mouvement général du sinistrisme : au fur et à mesure du développement du socialisme, il s’est de plus en plus coloré de libéralisme et ses caractéristiques modernes s’en sont trouvées renforcées. C’est ainsi que le Parti de l’ordre qui avait été sensible à la question sociale au milieu du XIXe siècle l’oublia sous la IIIe République.
UN SUBJECTIVISME PRISONNIER DE LA MODERNITÉ
Le conservatisme est d’ailleurs comme prédisposé à subir l’influence du sinistrisme. D’abord, parce qu’il a adopté certains concepts centraux de la modernité comme les droits attributs de l’humanité, même s’il les conçoit d’une manière contextualisée plutôt qu’abstraite4. Contre la vision franco-continentale, le conservatisme se rattache à la conception anglo-américaine des droits de l’homme qui sont l’expression de pratiques confirmées par le temps, de franchises obtenues au cours de l’histoire aux dépens de la puissance publique. Les droits de l’homme conservateurs sont universels dans le sens où chaque être humain les possède, mais c’est bien dans chaque homme concret qu’ils s’incarnent. Au sein des droits-attributs de l’homme, le conservatisme fait l’apologie des droits-libertés5. Hostile à l’égalitarisme, il rejette, à l’instar du libéralisme, les droits-créances socialistes6. Ensuite, même si cela peut paraître paradoxal, parce qu’il n’est nullement hostile au changement en tant que tel ; il est surtout opposé à ce que celui-ci soit brutal et destructeur7. C’est l’imprudence avec laquelle les nouveautés sont accueillies qu’il discute. Il préfère la réforme lente qui rend l’évolution imperceptible et ayant l’apparence de la continuité. Être conservateur, c’est « une manière de s’accommoder aux changements »8 : « le progressiste vit le présent […] comme le commencement de l’avenir tandis que le conservateur vit le présent comme la phase ultime du passé »9.
Comme la pensée classique, le conservatisme est hostile au rationalisme. Mais alors que la première défend des valeurs objectives (existence d’un ordre naturel des choses), le second ne promeut que des valeurs circonstancielles (l’ordre social serait le résultat de la rencontre de volonté des hommes sous la férule d’une main invisible). Contre le subjectivisme individualiste du libéralisme, le conservatisme prend la défense des traditions des corps sociaux (illustrée par la notion burkienne de prejudice10 qui mériterait sans doute d’être traduit pas « précédent » plutôt que par « préjugé »11) : il préfère « le familier à l’inconnu », « le limité au démesuré », « le convenable au parfait »12, le vécu à l’idéalisé. Mais, il ne le fait que par sociologisme : sa matrice intellectuelle est bien celle du subjectivisme, en l’occurrence collectif13. Le contenu du conservatisme dépend donc du contexte dans lequel il est exprimé14. Par effet de cliquet, la common decency, selon l’expression de George Orwell, si chère au conservatisme, change peu à peu en raison de la pénétration du modernisme dans le tissu social.
Cependant, avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, la progression des idées venant de la gauche a connu un arrêt brutal. Le front du combat des idées s’est inversé avec le changement de contexte (passage de l’affrontement Est-Ouest à une mondialisation financière et culturelle incontrôlée). S’est mise en place une impulsion inverse au sinistrisme : le mouvement dextrogyre15. Ce qui est « à droite » sur le spectre politique redevient de plus en plus authentiquement « de droite » : les idées classiques qui avaient été comme étouffées regagnent du terrain tandis que les doctrines glissent à nouveau sur le spectre politique mais, désormais, de droite vers la gauche. Ainsi, le libéralisme est-il en passe de retrouver son unité intellectuelle16 : sa version économique qui avait dérivé à droite rejoint le libéralisme culturel qui était resté à gauche. Ce phénomène est incarné par la grande coalition macronienne : le démantèlement du droit du travail plaît aux libéraux (encore « à droite »), l’acceptation de la PMA satisfait les libéraux (restés « à gauche »). Il va de soi que la modernité reste (encore) électoralement majoritaire. Développée depuis quatre siècles, elle ne peut naturellement pas être renversée en quelques années. Mais une partie de la droite se « redroitise », redevient classique, tandis qu’une autre tend à retourner à gauche.
UNE DOCTRINE À LA CROISÉE DES CHEMINS
Aussi, maintenant que le socialisme s’est discrédité, comment le conservatisme va-t-il se positionner ? Va-t-il rompre avec le libéralisme ou continuer à être son compagnon de route voire son faux-nez ? Outre qu’il peut être une stratégie visant à capter différentes strates électorales, l’attelage libéral-conservateur peut, de prime abord, apparaître intellectuellement séduisant : le libéralisme soutiendrait les forces économiques, le conservatisme assurerait la pérennité des traditions de la société. Or, malgré la spoliation fiscale des familles et des entreprises, les sociétés occidentales n’ont sans doute jamais été aussi libérales : atomisation des corps sociaux, comportements éthiques individualistes, extension de l’emprise du marché, dérégulation des frontières. Toutes choses que le conservatisme est sensé ne pas approuver. La doctrine libérale élimine la question de la vérité et refuse de subordonner l’homme à une règle qui lui soit extérieure et supérieure. C’est en soi et par soi que chacun détermine le bien. Il n’existe pas de valeur objective mais uniquement des consensus (comme le prix) résultant de la rencontre de volontés supposées non contraintes. Le libéralisme porte donc en lui la destruction des traditions sociales que le conservatisme est supposé vouloir défendre.
Pour être crédible, ce dernier doit clarifier ses options doctrinales, choisir son camp. Malgré sa matrice moderne, il a des raisons de se séparer du libéralisme. S’il admet la définition libérale du marché (un ordre spontané né des échanges consensuels et dont les limites morales seraient intrinsèques), il s’en écarte aussi. D’une part, le marché des conservateurs n’est pas illimité : tout ne peut pas être objet de négociation17. D’autre part, un marché loyal suppose que tous ses acteurs subissent réellement les conséquences de leurs actes pour qu’ils puissent en tirer légitimement des bénéfices. Or, nombre d’entre eux réussissent à externaliser leurs coûts (transfert aux concurrents, aux contribuables, aux générations futures)18. Dans ce cas, le capitalisme devient du brigandage abusant de la liberté et de la propriété. Là, le conservatisme rejoint la pensée classique, exprimée notamment par le catholicisme social, pour condamner ce type d’économie, l’exercice des droits ne pouvant justifier de détruire le corps social sans lequel ils n’auraient pas d’occasion concrète d’être exercés19.
Sur la question de l’étendue de la puissance publique, le conservatisme partage avec le libéralisme l’idée de la distinction entre la société civile et l’État, ce qui favorise les libres activités des personnes individuelles et collectives. La prudence conservatrice préconise une puissance publique limitée dans ses compétences et ses moyens. Les conservateurs dénoncent donc, à l’instar des libéraux, les effets pervers de l’intervention de l’État-providence. Mais, tandis que le libéralisme privilégie toujours les droits individuels sur la puissance publique, le conservatisme, rejoignant sur ce point la pensée classique, se méfie de leur exacerbation : l’individualisme peut, aussi bien que l’étatisme, mettre à mal l’harmonie sociale20. Ainsi, le conservatisme renoue-t-il avec l’idée classique de subsidiarité21.
Ayant admis l’hypothèse moderne des droits-attributs de l’humanité indispensables au contractualisme pour permettre, par leur abandon total (pour les socialistes) ou partiel (pour les libéraux et les conservateurs), le passage de l’état de nature à celui de société, la pensée conservatrice est ambiguë sur la question de la sociabilité. Elle entend s’opposer à l’artificialisme du modernisme, mais elle en est tout de même prisonnière. Quelquefois, elle promeut explicitement l’idée du contrat social. Le plus souvent, elle affirme que l’ordre social est spontané (position qui est supposée la rapprocher de la philosophie classique) ; celui-ci émergerait, grâce à une « main invisible », des relations mutuelles entre les hommes. Le corps social n’existe donc pas en tant que tel mais du fait de l’exercice de leurs droits naturels (modernes) par les hommes. Cependant, la sociabilité conservatrice ne se réduit pas au présent ; comme pour l’organicisme classique, la société réelle réalise une solidarité intergénérationnelle : elle « est un contrat entre ceux qui vivent, entre ceux qui sont à naître et entre ceux qui sont morts »22. Cela conduit le conservatisme à faire primer les traditions sociales sur les droits individuels, ceux-ci ne pouvant être réellement exercés que dans le cadre d’une communauté ordonnée. Le conservatisme retrouve là, d’une manière édulcorée, l’idée classique d’un droit (attribué à la personne) exprimant une relation d’altérité23.
ANTICHAMBRE OU ANTITHÈSE DE LA TRADITION ?
Le conservatisme présenté comme la panacée à la division de la droite est donc, lui-même, à la croisée des chemins. Né à la frontière des pensées libérale et réactionnaire, son ambiguïté originelle redevient prégnante. Il y a bien deux manières antagonistes d’envisager sa nouvelle vitalité (qui est soit constatée24 soit approuvée25) : modérer l’emballement de la modernité ou en inverser le processus, constituer un rempart contre la pensée classique ou lui servir de véhicule26.
C’est leur rapport à l’identité du corps social que les nouveaux conservateurs doivent clarifier. Ont-il pour objectif de maintenir le passé dans les temps révolus ou, au contraire, de le faire vivre dans le présent ? Leur défense des traditions n’est-il qu’un vernis superficiel, une vague nostalgie, une touche brocante dans un intérieur contemporain, une coquetterie dans une idéologie moderne ou, à l’inverse, une affirmation qu’elles sont existentiellement actives et ontologiquement indispensables, qu’elles nourrissent le présent et lui permettent de tendre sereinement vers l’avenir ?
Conserver le passé : pour le maintenir en vie ou lui donner la mort, certes pas en procédant à une table rase mais en le reléguant au musée et dans les archives ? Le conservatisme se réduira-t-il à une idéologie d’antiquaires où le passé n’est reconstitué au plus près de sa réalité que pour le mettre dans le formol, bien rangé dans un bocal sur une étagère, ou rejoindra-t-il le traditionalisme pour qui l’histoire n’est pas un temps dépassé mais retrouvé ? Le conservatisme a le choix : il peut être l’antichambre ou l’antithèse de la tradition. Le mouvement sinistrogyre a permis aux progressistes de dénoncer ceux qui ne les suivaient pas dans leur surenchère comme de bornés conservateurs. Le mouvement dextrogyre met ces derniers devant une alternative : rejoindre la pensée classique ou basculer définitivement dans la modernité.
G.B.
1. Didier MASSEAU, Les ennemis des philosophes, L’antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000 ; Antoine COMPAGNON, Les antimodernes, De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005.
2. Albert THIBAUDET, Les idées politiques de la France, Paris, Stock, 1932 ; du même auteur, cf. égal. : Réflexions sur la politique, éd. Antoine Compagnon, Paris, Robert Laffont, 2007.
3. Frédéric BLUCHE, Stéphane RIALS, « Fausses droites, centres morts et vrais modérés dans la vie politique française contemporaine », in RRJ, 1983-3, p. 611-627.
4. Karl MANNHEIM, La pensée conservatrice, trad. all. et préf. Jean-Luc Evard, Paris, Éditions de la revue Conférence, 2009, p. 62 : le conservatisme appréhende « l’étant-là dans sa conditionnalité ».
5. Roger SCRUTON, De l’urgence d’être conservateur, Territoire, coutumes, esthétique, un héritage pour l’avenir, trad. angl. et préf. Laetitia Strauch-Bonart, Paris, Éditions du Toucan, 2016, p. 117.
6. Ibid., p. 114 et 119-125.
7. Jean-Philippe VINCENT, Qu’est-ce que le conservatisme ?, Histoire intellectuelle d’une idée politique, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 93.
8. Michael OAKESHOTT, Du conservatisme, trad. angl. Jean-François Sené, préf. Adrien Guillemin, Paris, Éditions du Félin, 2011, p. 41.
9. MANNHEIM, op. cit., p. 66-67.
10. Edmund BURKE, Réflexions sur la Révolution de France, présent. Guillaume de Bertier de Sauvigny, Genève, Slatkine, 1980, p. 180-181 : « au lieu de secouer tous les vieux préjugés, nous les aimons au contraire beaucoup ; […] nous les aimons, parce qu’ils sont des préjugés ; que plus ils ont régné, que plus leur influence a été générale, plus nous les aimons encore. […] Beaucoup de nos penseurs, au lieu de bannir les préjugés généraux, emploient toute leur sagacité à découvrir la sagesse cachée qui domine dans chacun ».
11. VINCENT, op. cit., p. 72.
12. OAKESHOTT, op. cit., p. 38.
13. MANNHEIM, op. cit., p. 61.
14. Ibid., p. 35.
15. Guillaume BERNARD, La guerre à droite aura bien lieu, Le mouvement dextrogyre, Paris, DDB, 2016.
16. Jean-Claude MICHÉA, Les mystères de la gauche, De l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu [2013], Paris, Flammarion, 2014.
17. SCRUTON, op. cit., p. 108-109.
18. Ibid., p. 104-105 et 107.
19. Laetitia STRAUCH-BONART, Vous avez dit conservateur ?, Paris, Cerf, 2016, p. 132-133, 158.
23. Sur la conception classique du droit et de l’ordre social, cf., en part. : Michel VILLEY, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, nelle éd., 2014 ; François VALLANÇON, Philosophie juridique, Levallois-Perret, Studyrama, 2012.
24. Gaël BRUSTIER, Le mai 68 conservateur, Que restera-t-il de La manif pour tous ?, Paris, Cerf, 2014.
26. La première option a été explicitement choisie par deux récents auteurs : STRAUCH-BONART, op. cit., p. 51 et 57 ; Bérénice LEVET, Le crépuscule des idoles progressistes, Paris, Stock, 2017, p. 81-83.
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