Un peu plus de 700 pages d’une écriture toujours aussi dense et serrée pour ce tome II de Lacouture sur de Gaulle publié en 1985 (éd. Points). Comme dans le premier opus, beaucoup de trous et d’apories dans ce tome II qui part de 1944, la glorieuse et historique descente des Champs-Élysées, pour finir en 1959, à l’entrée du Palais de l’Élysée comme Président. Quinze années de la vie politique de Charles de Gaulle. Sa prise de pouvoir, en juin 1958, se fit en tant que premier ministre avec les pleins pouvoirs pour une durée de six mois. Certes les situations et les faits mettant à mal le général de Gaulle ne manquent pas. Son mauvais caractère, son esprit de supériorité, sa rancœur ne sont pas passés sous silence. Faire de de Gaulle un saint serait difficile, même pour un biographe reconnaissant écrire des biographies d’admiration. Après tout le personnage est aussi admirable. Pour reprendre une formule à la mode, de Gaulle est un politicien que l’on adore détester et qu’on déteste aimer. S’avouer gaulliste quand on sait le personnage est une chose impensable ; ne pas lui donner raison quand on sait les choses, est invraisemblable !
Tout comme pour l’exode de mai-juin quarante et l’or de Dakar, Lacouture parle très peu de la disette qui suivit la guerre quand de Gaulle était chef du GPRF (Gouvernement Provisoire de la République Française) :
« Trois mois plus tard, la situation a encore empiré : (avril 1945) ce ne sont plus mille calories qui sont réparties entre les ayants droit, mais à peine 900 : il en faut plus du triple pour travailler normalement. Moins de 100 grammes de pain par jour, 90 puis 60 grammes de viande par semaine. » p.116
Ce sera là la seule allusion sur la grande disette, les restrictions. Il fallut attendre le premier décembre 1949 pour que disparaissent les derniers tickets de rationnement. Peu de choses détaillées donc sur les souffrances des français.
Les mensonges par omission ou les vérités tues délibérément ne manquent pas, qu’il s’agisse de de Gaulle ou d’autres monstres sacrés de l’histoire politique française :
« Le 13 août, la SFIO a tenu un congrès qui est surtout une sorte de sacre du grand rescapé des camps de la mort, Léon Blum. » p.199
Mais comme il est écrit sur le site du CRIF il y a Buchenwald et Buchenwald. Blum a été interné dans une petite maison forestière de 1943 à 1945, à quelques centaines de mètres du véritable camp. Il avait à sa disposition des livres et la radio. Il se maria en 1943 devant un notaire de Weimar. Cela, Lacouture ne le mentionne pas.
La chose était connue, nombre d’historiens l’ont mentionnée. Blum décrit lui-même dans un courrier son menu de réveillon : « potage de tomates, croustades de viande hachée sur lit de coquillettes et tarte au chocolat. » La publication des lettres de Blum, dans lesquelles figure ce menu, ne date il est vrai que de 2003, elles sont ultérieures à l’ouvrage de Lacouture.
Certes, c’est de la biographie de de Gaulle qu’il s’agit, mais Lacouture à également écrit une biographie de... Blum ! (Éd. Point, 1979) il connaissait donc ses conditions d’internement et savait qu’il n’était en rien un « grand rescapé des camps de la mort ». À la tête du Gouvernement Provisoire de la République Française (juin 44 à janvier 46), de Gaulle rencontra F. Roosevelt lors d’un voyage aux USA en juillet 1944 ; il rencontra Staline en URSS (du 2 au 9 décembre 1944.) Puis de nouveau le Président Américain, Harry Truman, le 22 août 1945.
De la fin de la guerre aux années soixante, de Gaulle a toujours été persuadé qu’une guerre mondiale était imminente, il croyait dur comme fer à une troisième guerre mondiale, Lacouture cite cela à plusieurs reprises, notamment pages 277 et 357 :
« Le 14 novembre 1950, il confie à Georges Pompidou, auditeur implacable : « la guerre gagne et ne s’arrêtera plus [...]. La France ne se relèvera pas à temps, sera envahie, bombardée. » Et il fait prévoir que les responsables, cette fois, seront « pendus », car « les communistes sont durs et le peuple aura souffert. Il y aura des bombardements atomiques, la faim, la déportation... Les américains aussi sont des brutes » p.357
À la fin du Gouvernement Provisoire de la République Française en 1946, c’est la retraite à la Boisserie, sa résidence à Colombey-les-Deux-Eglises. Mais cette retraite ne sera pas celle d’un inactif. Il débute la rédaction de ses Mémoires de guerres et consulte beaucoup. La fièvre politique ne lâche jamais ceux qu’elle a frappés de plein fouet. De Gaulle reçoit, de Gaulle consulte, de Gaulle trame et prépare son retour. Le général Juin, étant persuadé de son retour, lui écrivait : « En attendant, tire des lapins et des sangliers et refais tes forces ». Lacouture précise que de Gaulle n’était pas chasseur, ce qui est troublant, car Juin était une des rares personnes à tutoyer le général ; ils se connaissaient depuis Saint-Cyr !
Mais la retraite active a un coût. Son grade de général n’ayant jamais été confirmé, à la Boisserie, les fins de mois sont parfois difficiles :
« Mais enfin Charles de Gaulle, mythiquement général à titre éternel, mais légalement colonel à la retraite, dépend, sur le plan de l’État, de lui. » p.258
Il est à noter que de Gaulle, ayant eu les pleins pouvoirs aurait pu faire en sorte que ce problème soit liquidé par décret ; soit par lui-même, soit ensuite par sa majorité. Mais il appliquait ses principes d’honnêteté intransigeants avec lui-même :
« Aussi bien les fins de mois sont-elles difficiles. Pierre Galante raconte que le général, ayant observé un jour qu’une des plus belles pièces d’argenterie familiale avait disparu, en fit l’observation à sa femme, qui riposta : « Et de quoi croyez-vous que nous vivions, mon ami ? » p.403
Plusieurs personnes s’affairèrent pour remédier à la situation du « retraité » de Gaulle. Le général leur opposa un refus cinglant :
« ...La seule mesure qui soit en l’échelle est de laisser les choses en état. La mort se chargera, un jour, d’aplanir la difficulté, si tant est qu’il y en ait une. » p.259
Dans ces années-là, les mouvements gaullistes étaient pourtant bien arrosés par le patronat et la banque. Il y a tout lieu de croire que de Gaulle n’en profita jamais à titre personnel. Il est vrai que l’honnêteté du général était plus qu’exemplaire : habitant le Palais de l’Élysée, il payait de ses propres deniers les factures d’électricité de ses appartements privés, ainsi que ses invitations particulières. Tout comme pour l’assassin de Darlan, Lacouture invalide rapidement, sans faire de gros efforts, les thèses d’autres chercheurs sur les finances du RPF (le parti gaulliste) :
« On ne tombera pas ici dans le travers de certains spécialistes (d’extrême droite ou d’extrême gauche, de Henry Coston à Henri Claude) qui présentent le RPF comme un consortium de grandes affaires, une invention conjuguée de la banque et du grand patronat.
La thèse ne tient pas, semble-t-il. Il est en tout cas regrettable que les archives du RPF ne puissent, ouvertes à la curiosité des chercheurs, permettre de vérifier ou d’infirmer ces imputations. [...] Trois noms viennent immédiatement à l’esprit, ceux de Marcel Dassault, de Marcel Bleustein-Blanchet et de Guy de Rothschild. [...]
Plus intéressant est à coup sûr le rôle de la banque Rothschild –dont deux des fondés de pouvoir, puis directeurs, devaient remplir des fonctions très importantes au sein de l’état-major du RPF René Fillon et Georges Pompidou. [...] Il n’est pas imaginable que l’étroitesse des liens n’ait pas entraîné le moindre geste de solidarité de la banque Rothschild à l’égard du Rassemblement. Mais de là à en fournir la preuve... » p.351
Bref les thèses d’autres auteurs ne tiennent pas, mais la banque et le patronat sont là quand même ! Lacouture le note lui-même : « Il n’est pas imaginable que l’étroitesse des liens n’ait pas entraîné le moindre geste de solidarité » ce qui ne l’empêche pas d’écrire quelques lignes plus loin : pas d’archives accessibles, donc pas de preuves ! « Il se pourrait que... Des bruits courent sur.. » Pas de financement occulte possible, tout au plus des « gestes de solidarité » !
L’Algérie occupe une part assez importante dans l’ouvrage, mais l’affaire algérienne sera traitée avec plus de détails, à Paris et sur le terrain, dans le tome III. Ce dont nous entretient ici l’auteur, c’est de la stratégie abordée à la Boisserie concernant ce qui deviendra l’affaire algérienne :
(1956) « Christian Pineau a demandé à être reçu par le général, qui ne lui a pas caché que, dans son esprit, l’indépendance était, à plus ou moins brève échéance, inéluctable. Pineau raconte : « J’ai eu un haut-le-corps et je lui ai aussitôt dit : « Mais, mon général, dites-le : ça clarifiera enfin la situation –C’est trop tôt... Pas question que je parle tant que je n’ai pas les moyens d’action » p.431
De Gaulle avait-il déjà pris une décision à propos de l’Algérie ? Tout porte à croire que oui.
Le Président du Conseil, Pierre Pflimlin a démissionné le 28 mai 58 pour lui remettre ses pouvoirs. Le gouvernement de Gaulle entre en fonction le 01 juin 58, il obtient les pleins pouvoirs dès le 02 juin, le lendemain !
Le 04 juin 1958, étant donc effectivement Premier Ministre – avec les pleins pouvoirs- il prononça à Alger le fameux « Je vous ai compris ! » et deux jours plus tard à Mostaganem son « Vive l'Algérie française ! »
Que les pieds noirs - et les militaires qui le portèrent au pouvoir - ressentirent dans la suite de sa politique une trahison de sa part et à juste titre, n’est absolument pas étonnant ! Il semble probable que dans son esprit l’indépendance primait. Le 06 juin 1958, jour de son « Vive l’Algérie française » il déclarait en privé :
« Ils rêvent [les partisans de l’intégration] Ils oublient qu’il y a neuf millions de musulmans, pour un million d’européens. L’intégration, c’est 80 députés musulmans à l’Assemblée. Ce sont eux qui feraient la loi. [...] Nous ne pouvons pas garder l’Algérie. Croyez bien que je suis le premier à le regretter mais la proportion d’européens est trop faible[...] même si on ferme les frontières, les idées passent... Il faudra trouver une forme de coopération où les intérêts de la France seront ménagés...» p.529
Goujat jusqu’au despotisme, de Gaulle savait qu’il pouvait tout se permettre vis-à-vis de ses ministres. Forçant Debré au supplice, refusant sa démission -les positions de son Premier Ministre sur l’Algérie étaient très éloignées de celle du général- il ne se priva jamais de le mettre à mal plus d’une fois. Mais la palme de la goujaterie envers ses ministres revient sans conteste à son attitude envers Georges Bidault (Ministre des Affaires Étrangères) ; il le rabrouait publiquement, ne l’avertissait pas lorsqu’il nommait tel ou tel ambassadeur et le jugeait corvéable à merci, sans aucun respect pour sa vie privée :
« Il n’est pas jusqu’au jour de son mariage avec une fonctionnaire de son ministère, Suzy Borel, que Georges Bidault ne subisse un camouflet : ce 28 décembre 1945, le général l’envoie quérir dès la sortie de l’église pour le rappeler aux exigences du service de l’Etat... » p.209
De Gaulle, cependant ce n’est pas que le lâchage de l’Algérie en catimini sans accorder une once d’importance aux Européens, c’est aussi la bombe française qui relèvera la France au niveau des « grands ». C’est la fin du marasme économique avec le fameux plan Pinay-Rueff, une dévaluation de 17,45 % et l’invention du franc « lourd ». Ça a marché !
De Gaulle voulait donner la parole au peuple par le biais du référendum et il le fit à plusieurs reprises, bien qu’en réalité il n’ait jamais connu le peuple. Militaire de haut rang issu de la bourgeoisie, le peuple n’est pour lui qu’une entité abstraite auquel il voue un certain mépris. Le peuple, c’est le deuxième classe, tout au plus un caporal, sa vie ne vaut pas grand chose. Sa stratégie militaire fut toujours celle du mouvement, même si cette stratégie est coûteuse en hommes, contrairement à son éternel protecteur, le Maréchal Pétain (Le feu tue !)
Malraux, s’en étant aperçu confia un jour à Lacouture : « Ce qui manque à ce grand homme, c’est d’avoir bouffé avec un plombier. » p.339. Cela n’a pas empêché le général d’user assez souvent d’un humour populaire, tel ce bel échange lors d’un dîner donné à la Boisserie :
« Si l’on en croit Jacques Soustelle, convive occasionnel, la chère est « robuste » et suffisamment arrosée –le général veillant à ne jamais laisser les verres vides. Ce qui ne lui épargnera pas une réplique fameuse de Louis Vallon- il est vrai, fort porté sur la chose. Le général, qui aimait assez Vallon pour se permettre avec lui quelques privautés, lui ayant lancé entre deux bouchées : « Il paraît que vous buvez, Vallon ? » La riposte fusa : « En tout cas, pas chez vous, mon Général ! » (p.402)
Il y a donc à boire et à manger dans ce tome II de ce « De Gaulle » de Jean Lacouture. L’œuvre de l’historien est colossale : témoignages, fouilles des archives, entretiens, un véritable travail de bénédictin qui se précisera dans le volume suivant...
M.M.
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