Dans les capitales, mais aussi en province, les aristocrates adoptent le français jusqu'à vouloir ignorer la langue russe. La lettre de Tatiana dans Eugène Onéguine est écrite en français ; la jeune fille en effet « connaît mal le russe et ne s'exprime que difficilement dans cette langue ». Pourtant le domaine des Larine, présenté comme « un trou perdu », est à sept jours de route de Moscou1.
Les Russes acquièrent d'ailleurs rapidement en Europe la réputation de parler le français mieux que les autres, et les témoignages abondent sur des voyageurs arrivant pour la première fois de Saint-Pétersbourg et pris à Paris pour des Français.
Cet engouement de toute l'élite du pays pour une langue si différente de la leur s'explique avant tout par le fait qu'une histoire à la fois courte et extrêmement mouvementée n'avait pas encore permis à l'ensemble socio-politique qui constituait le pays de structurer son identité. Au seuil du XIXe siècle, la Russie demeurait marquée par la plus grande imprécision tant géographique que culturelle.
Aussi cette présence forte de la langue française induit- elle une influence de la culture française plus déterminante qu'ailleurs.
Dans la littérature d'abord, qui vient de voir apparaître ses premières grandes figures. Formés par la lecture d'ouvrages français, c'est dans la mouvance de leurs auteurs que se situent les jeunes Russes quand ils n'écrivent pas eux-mêmes prioritairement dans leur langue, comme c'est le cas notamment de Pouchkine et des poètes de sa pléiade dont les premiers poèmes ne sont qu'exceptionnellement rédigés en russe.
Dans le mode de vie également. Les familles ont à cœur de faire venir pour leurs enfants des précepteurs français. L'habitude s'instaure pour tout jeune homme bien né d'effectuer un grand voyage en Europe au milieu duquel le séjour en France est essentiel. Fonvizine ne note-t-il pas qu'«avoir vu Paris pour un Russe, c'est la même chose que pour un musulman d'avoir vu La Mecque »? A quelques années de là, ce même Fonvizine, raillant la gallomanie qui s'est emparée de son pays, prêtera à un personnage de comédie la déclaration suivante : « si mon corps est né en Russie, mon âme appartient au royaume de France2 ! »
Au tournant du siècle des Lumières se manifeste cependant dans l'élite russe la volonté d'élaborer une identité propre, et la France, qui est à l'origine directe de cette détermination, va être l'outil premier de sa réalisation.
Une humeur tout à fait nouvelle se traduit en particulier par une volonté de retour au parler national, et c'est dans ce mouvement que Pouchkine « le Français »7 en vient à fixer la langue russe et a définir une forme de prosodie adaptée à la force de son accent tonique. Il donne ainsi à la littérature russe proprement dite le coup d'envoi dans le chœur des lettres européennes.
C'est à partir de là, sous l'impulsion fondatrice de Karamzine et de Pouchkine, que va se bâtir la spécificité de la culture russe, et ce travail se fera très prioritairement par référence à la France. Tout au long du XIXe siècle on verra pratiquement tous les auteurs chercher à cerner et à définir les traits propres à l'homme et à l'histoire russes par rapport aux façons d'être françaises. Cela sans qu'à aucun moment les crises politiques qui ponctuent les rapports entre les deux pays aient sur cette réflexion et sur sa portée dans le mouvement des idées la moindre incidence. Et d'autant plus facilement qu'en Russie, la place de la langue française ne régresse pas aussi rapidement qu'ailleurs en Europe. En effet, si, au lendemain de la Révolution française, l'aristocratie perd rapidement sa prééminence dans la plupart des pays européens, dans la société russe, elle demeure fortement dominante pour plus d'un siècle encore.
Pourtant, le portrait du Français tel qu'il se dégage avec une unanimité étonnante des écrits de Dostoïevski, Herzen, Tourgueniev, Tchékhov, et de beaucoup d'autres n'est guère flatteur : le Français est présenté comme un être léger, superficiel, répugnant aux grandes vérités et aux interrogations profondes, fortement intéressé matériellement, attaché avant tout à son confort, mais surtout d'une suffisance sans égale et méprisant à l'égard des autres cultures.
Il serait faux cependant d'en déduire une animosité à l'égard du personnage et une volonté de rejet de la langue, incitant la société russe à tourner la page de l'influence française, comme elle tourne à la même époque celle de l'influence allemande.
Au moment de cette guerre franco-prussienne, il va de soi que, nous les Russes, nous souhaitions tous dans notre unanimité la victoire des Français. Bizarrement, notre cœur ne nous pousse pas à aimer les Allemands, alors qu'intellectuellement nous sommes prêts à avoir pour eux de l'estime9.
Par-delà les critiques qu'il peut lui faire et l'irritation qu'il peut parfois lui manifester, le Français reste pour le Russe un personnage familier. Il fait partie de sa sensibilité, il lui est intimement proche, et l'alliance franco-russe de 1891 ne viendra que manifester cette fraternité essentielle sans rien avoir à y ajouter.
* * *
Les années soviétiques, on le sait, coupent la Russie du monde occidental. Durant cette période cependant, parmi les auteurs les plus lus par toutes les générations, on trouve Balzac, Zola, Dumas, Jules Verne, et la place exceptionnelle que tient la lecture durant ces soixante-dix ans assure à travers ces auteurs une permanence forte du français et de la France dans l'imaginaire russe. Le roman de Maki- ne, Le Testament français, en est un récent témoignage10.
Après 1991, la Russie nouvelle entend rejoindre le monde capitaliste, reconsidérer son fonctionnement et entrer dans l'économie de marché, et il va de soi que les regards se tournent d'une manière prioritaire vers l'Amérique et vers l'anglais.
Cette américanophilie n'a cependant qu'un temps.
Très rapidement en effet, le ton donneur de leçons que prennent les experts des USA qui, n'ayant que mépris pour tout ce qu'a voulu être l'URSS, n'hésitent pas à humilier sans ménagement leurs anciens adversaires, les pressions qu'ils exercent, posant à leur aide et à leur collaboration des conditions qui ne prennent nullement en compte la situation objective du pays, choquent les Russes dont la déception est profonde. Un propos fréquemment entendu après 1993 la résume : « tout ce que l'on nous avait dit sur nous-mêmes était faux, mais la façon dont on nous avait dépeint le monde capitaliste était exacte ».
Bientôt l'échec patent des réformes vient renforcer encore cette hostilité renouvelée au monde occidental tel que l'incarnent en particulier les USA. Dans les tout derniers mois vient de s'ajouter encore la crise du Kosovo.
Le pays connaît aujourd'hui une violente vague de xénophobie dont témoignent unanimement les observateurs.
La France en est cependant infiniment moins victime que les autres : comme nous l'avons vu tout au long du XIXe siècle, c'est sur un autre plan que se situe le rapport à notre pays, et les nouvelles vicissitudes de la vie politique ne sauraient l'entamer.
La disposition d'esprit actuelle conduit en revanche les Russes à revoir aujourd'hui leur attitude face à l'anglais. Certes, il faut continuer à l'apprendre, et le nombre d'élèves ne diminue pas. Mais cet apprentissage est de plus en plus vécu comme une utilité à laquelle on se plie sans enthousiasme. Ne voyons-nous pas, depuis plusieurs mois, les jeunes ne plus rechercher avec la même passion dans leur argot le vocable anglo-saxon ?
Il y a là pour la langue française une chance par défaut qu'il conviendra de conforter.
Mais on observe également dans la société russe actuelle deux mouvements de fond susceptibles d'apporter à notre langue et à notre culture un attrait nouveau.
Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui, lassés des grands emballements et des élans messianiques, conscients d'avoir beaucoup travaillé à des lendemains radieux dont la perspective s'est brutalement évanouie, considèrent pour la première fois de leur histoire d'un regard neuf les valeurs du bien-être matériel et de la qualité de la vie. La France, qui depuis toujours les incarne, acquiert à leurs yeux un prestige accru.
Le français bénéficie de ce changement au premier chef : brusquement des établissements privés pour nouveaux Russes, qui enseignaient prioritairement l'anglais, se mettent aussi au français ; dans les universités de langues, au sein des équipes pédagogiques, un rétablissement en faveur des enseignants de français s'opère et on y voit la communauté des francisants retrouver le prestige qu'avaient durant plusieurs années confisqué les anglicistes.
Est-il donc juste aujourd'hui de parler d'une régression du français en Russie ? Assistons-nous à une « déroute du français sur les terres russes »11? Le français en Russie serait-il, comme on l'a dit, « une victime inattendue de la chute du régime soviétique » ?
Par rapport à l'époque soviétique, les statistiques semblent le dire : en URSS en effet 20 % des élèves étudiaient le français ; aujourd'hui les chiffres se situent autour de 7 %. Que signifiaient cependant ces données dans un pays où il avait été décidé d'autorité que 50 % des jeunes apprendraient l'anglais, 25 % l'allemand, 20 % le français, 5 % les autres langues ?
Il faut également et surtout être conscient de l'importance radicale qu'aura pour l'évolution de la situation la politique suivie par la France. Cette disposition d'intérêt de la Russie, cette attente ne sauraient' en effet trouver leur aboutissement que si elles rencontrent de la part de la France un effort de dialogue, de collaboration et de connaissance mutuelle respectueux des spécificités du pays et de son histoire, mais surtout attentif à mettre l'accent avant toute chose et d'une manière fortement prioritaire sur les relations culturelles.
On peut certes souhaiter promouvoir également le français comme langue des savoirs scientifique, juridique et économique. La réussite de cet objectif ne peut cependant être que seconde : c'est par et à travers les relations culturelles au sens le plus restreint du terme que la France et le français peuvent trouver aujourd'hui en Russie la place à laquelle l'état d'esprit d'une grande partie de la population leur permet d'aspirer.
I.S.
1Alexandre Pouchkine, Eugène Onéguine, ch. III-XXVI et ch. III-XXXII.
2Denis Fonvizine, auteur dramatique russe (1745-1792). Il s'agit ici de sa comédie Le Mineur (1782).
3Etienne Falconet (1716-1791), sculpteur et théoricien français bien connu à l'époque à la cour de France. La statue équestre de Pierre le Grand qu'il alla ériger à Saint-Pétersbourg (1767-1778) est son œuvre majeure.
4Alexandre Pouchkine, Le Cavalier d'airain (1833). Voir notamment le roman d'André Bely, Petersbotirg (1914) et celui de Boris Pilniak, L'année nue (1920).
5Nicolas Karamzine (1766-1826), écrivain russe. Son Histoire de l'Etat russe (1816-1829) est le premier grand ouvrage historique publié en Russie. Sa nouvelle La Pauvre Use, l'un des tout premiers textes de prose écrit en russe, a donné naissance à l'école sentimentaliste russe.
6Léon Tolstoï a donné à percevoir cette réaction de ses aînés en campant dans Guerre et paix le personnage de Pierre
7Alexandre Pouchkine avait été surnommé par ses camarades de lycée « Le Français » à cause du goût et de l'attachement qu'il manifestait alors pour la langue et la culture françaises.
8Marius Petipa (1818-1910). Originaire de Marseille, il avait été maître de danse à Marseille, à Bordeaux puis à Madrid, avant d'être invité à la cour de Russie.
9Fédor Dostoïevski (1821-1881), Correspondance.
10André Makine : jeune auteur russe arrivé en France dans les années 70 à l'âge de dix-huit ans et ayant publié en 1995 Le Testament français, roman pour lequel il a obtenu trois récompenses dont le prix Goncourt et le prix Médicis. Le 3 mars 2016, il est élu membre de l'Académie française au premier tour, au fauteuil occupé précédemment par Assia Djebar (https://fr.wikipedia.org/wiki/Assia_Djebar) et prononce son discours de réception le 15 décembre 2016 devant l'assemblée de l'Académie.
11Brigitte Breuillac, « La déroute du français sur les terres russes », Le Monde du 26 septembre 1997. (12) Michel Mervaud, « Le français - langue et littérature - dans la Russie d'aujourd'hui », Revue des sciences morales et politiques, 1998, n° 4, pp. 110-116, ici p. 104.
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