SEPTEMBRE 2017

Guerre froide : qu’est-ce qui a foiré ?

par Roland PIETRINI


Les États-Unis ont toujours eu besoin d’un ennemi bien identifié pour se construire, au tout début, ce fut contre la Nation indienne, plus tard, la lutte contre le communisme et l’URSS furent un catalyseur de puissance, puis après la chute de l’empire soviétique et après le 11 septembre, l’inhibiteur fut la lutte contre « l’axe du mal », qui désignait le terrorisme et l’Irak.

Aujourd’hui, cette désignation - axe du mal1 - en langage néo-conservateur, désigne la Corée du Nord et derrière elle la Chine et l’Iran, la Russie restant toujours l’ennemi générique à vaincre. 

Chaque fois que l’Amérique du Nord a voulu jouer la carte de la neutralité et du retour sur soi, elle l’a payé du prix du sang, Pearl Harbor en est un exemple. Mais, elle en a aussi payé le prix fort lors de son interventionnisme en se désignant toujours comme étant la seule force capable de lutter conte le « Mal ». 

Mais ce qui fait essentiellement la différence de perception sur le « sang versé » entre les E.U et l’Europe et les E.U avec l’Asie, c’est que les populations civiles américaines ont échappé systématiquement à l’horreur de la destruction et de l’holocauste, (11 septembre exclu), alors que le nombre de morts civils de l’Oural à Brest lors des différentes guerres, en rajoutant celles des Corées, du Viêt-Nam, d’Afghanistan, d’Irak, de Syrie, la liste n’est pas close, sont énormes. 

A titre d’exemple, lors de la première guerre mondiale la France perdit 300 000 civils l’Allemagne 426 000, les États-Unis 757, lors de la seconde guerre mondiale, la France perdit, 350 000 civils, le III° Reich, 1 220 000 uniquement sur les territoires allemands et autrichiens, l’Union Soviétique, plus de 12 millions, les USA environ 1700. Cela change le paradigme. 

La ville de Cherbourg totalement détruite par les bombardements anglo-américains

En effet, la représentation du monde et des guerres ne peut être vue de la même manière des deux côtés de l’Atlantique et du Pacifique. D’un côté, les E.U ont appris à faire des guerres dites propres ou de « zéro mort » qui en est sa perversion ultime2, de l’autre, les populations qui sont sous les bombes, n’en ressentent pas vraiment les nuances. Cette dérive est d’ailleurs valable pour les guerres modernes menées par la Russie et ces alliés. A une différence près, les Russes sont moins hypocrites et usent moins de mots pour agir sensiblement de la même façon. 

Il en est de même pour les morts au combat, en Europe lors de la première guerre mondiale3, le corps expéditionnaire américain perdit plus de 53 000 hommes. Lors de la seconde guerre mondiale à partir de 1941 jusqu’en 1945, le bilan fut plus lourd, plus de 400 0004. 

La guerre de Corée de 1950 à 1953 « pèse » pour 35 000 morts au combat et le Viêt-Nam a coûté 58 000 morts. A titre de comparaison, la guerre d’Afghanistan et les deux guerres d’Irak représentent seulement 6500 morts. Le ratio étant de 6 blessés pour un mort environ en moyenne pour chacun de ses conflits. C’est peu par rapport au nombre de morts au combat subis par les armées européenne, soviétique et japonaises. Mais ces deux guerres, Afghanistan et Irak, ont causé un nombre de morts civils exponentiels. En 13 ans de guerre en Afghanistan, 13000 « civils » en ont payé le prix, en Irak, 110000. Une étude menée par plusieurs organisations internationales (ONU) estime que le bilan humain civil des opérations militaires en Irak, en Afghanistan et au Pakistan serait très largement sous-estimé, et atteindrait 1,3 millions de morts dits « contre le terrorisme ». On peut cependant supposer que ces victimes sont de manière générale celles à la fois du terrorisme et de la lutte contre le terrorisme5.

Cette réflexion sur le coût humain des guerres ne mènerait nulle part si elle ne traduisait pas une approche radicalement différente de la réflexion américaine sur son propre engagement. Et il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir, lorsque l’on sait l’importance que prendront l’Intelligence Artificielle, les drones et les robots dans les guerres futures. 

Des guerres où ceux qui détiendront le pouvoir de porter la destruction, agiront, sans se mettre en péril eux-mêmes, où les robots remplaceront l’homme, des guerres par procuration en quelque sorte. C’est un futur très proche, imaginé par James Cameron, (La guerre des Etoiles) où les robots, émancipés, feront la loi. 

Un graffiti à Sanaa dénonçant les attaques des drones américains au Yémen, en novembre 2014

Car les automatismes et les Intelligences Artificielles sont d’ores et déjà dans la réflexion de nos États-majors. Les entrainements sont de plus en plus virtuels et risquent de changer progressivement la psychologie du combattant. Cette révolution de l’hyper numérique est aussi discriminante que ne le fut le nucléaire à son balbutiement. 

La dissuasion future sera celle de l’IA et fera la différence entre ceux qui la détiendront et ceux qui ne pourront la détenir. C’est pourquoi, la riposte terroriste a de beaux jours devant elle, car du fond de leurs Etats poubelles, un certain nombre de mabouls, qui ne le sont pas tant que cela, l’ont compris.

Le danger de cette déconnexion de l’homme avec son propre environnement renforce l’idée que le virtuel est une réalité augmentée. Nous sommes à l’aube d’une révolution profonde de notre appréciation du monde, où la décision de tuer se prendra face à un ordinateur dans le confort de salle hors du temps baignées par la climatisation, cela est déjà vrai pour les drones tueurs, demain ce seront des unités entières qui seront commandées et dirigées dans un vaste jeu de guerre. Répandre ainsi le sang et éliminer l’adversaire sans le « re-sentir » permet des exploits. Mais, l’humain et l’humanité risque d’y perdre leur âme et surtout, il sera possible de lancer des guerres à moindre coût humain, pour celui qui en aura la capacité bien évidemment.

La tentation de régler les conflits de ce monde uniquement par la destruction de l’autre en lieu et place de la compréhension de l’autre et de l’outil diplomatique n’en sera que plus grande. 

A moins qu’on ne se dirige vers un apartheid de deux mondes celui qui détient le savoir et donc le pouvoir, et l’autre, qu’on laissera crever dans son isolement. 

Et pourtant, ce tableau noir, que l’on pourrait définir comme simple vision dans l’eau de seltz, devient peu à peu la réalité d’aujourd’hui. Elle est illustrée par une politique étrangère américaine qui hésite entre deux extrêmes, le retrait ou l’interventionnisme, en attendant qu’elle ait les moyens de faire sa guerre par procuration et que nous lui emboitions le pas. 

En attendant, faute de choix, et de réflexion sur l’avenir, l’Europe, une fois de plus, risque d’en payer le prix. 

De la conférence de Yalta à Bagdad, en passant par le blocus de Berlin, la crise de Cuba ou la guerre du Vietnam, les États-Unis ont depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, joué un rôle déterminant dans la construction du monde d’aujourd’hui. Ce rôle déterminant, contrebalancé par l’équilibre de la terreur entre les deux superpuissances nucléaires prit fin à la chute de l’URRS. Mais cela ne suffisait pas, il fallait humilier le vaincu et faire renaitre de ses cendres, la politique dite de « l’endiguement », ou du « Containment », qui fut formulée par George Kennan dès 1947. 

Une Europe, incapable de mettre en place une politique étrangère et de défense indépendante de celle des États-Unis, et qui est contrainte d’appliquer ses normes, par manque de volonté et surtout pour avoir feint de croire que la chute du Mur de Berlin allait ouvrir une période de paix et d’harmonie entre les nations. 

Cette Europe paralysée et incapable le sera d’autant plus à l’avenir elle a choisi de grossir sans avoir pu solidifier ses fondations. L’intégration de certains pays de l’est mais pas seulement, la Grèce en est un exemple, s’est réalisée sans vision, dans une fuite en avant, une politique de courte vue parfaitement suicidaire. 

Nous avons construit une pyramide de sable sur un terrain marécageux. Tout est à reconstruire, ou à construire, en commençant pas une politique de défense indépendante qui doit s’appuyer sur les deux seules nations qui comptent aujourd’hui : l’Allemagne pour sa puissance économique, et la France parce qu’elle détient, encore et pour combien de temps, l’arme nucléaire, la seule qui soit indépendante à l’ouest hors des E.U, et de ses alliés immédiats. 

La Grande-Bretagne a choisi, comme d’habitude, lorsque le navire prend l’eau, de quitter le navire.

L’intégration des robots et de l’I.A est une autre révolution, dont il faudra bien se préoccuper un jour. 

D’autant plus, que la résurrection de la guerre froide représente en toute objectivité quelques avantages pour une Amérique (USA) qui ne souhaite pas que la Russie se rapproche économiquement des pays européens, car ce serait alors l’éclosion d’un formidable continent, allant de l’Asie à la péninsule européenne et dont les richesses seraient bien supérieures à celles des États-Unis et de la Chine réunis. 

Les USA n’ont jamais voulu une Europe forte et organisée, elle ne l’a souhaité que face à une URSS représentant l’ennemi à abattre. D’ailleurs, lors de la guerre froide, face à la menace du communisme et de l’URSS, l’unité́ européenne, réduite à la seule Europe de l’Ouest, ne pouvait faire courir de risque au leadership américain. La chute du mur de Berlin a changé la donne, pire, encore le réveil d’une puissante Russie qui se rapprocherait de l’Europe n’est certainement pas tolérable pour les USA6. Qu’on se le dise, les USA ne veulent pas d’une Europe fédérale économiquement fiable et militairement crédible, et feront tout pour attiser les tensions entre la Russie et l’Europe. 

Le monde d’aujourd’hui subit un certain nombre d’évolutions profondes qui vont creuser un fossé entre deux approches du monde. Celle de l’hyper domination numérique en tête de laquelle est l’Amérique avec Google, Apple, Facebook, Amazon qui sont entrés dans nos vies et qui nous ont totalement emprisonnés et phagocytés, espionnent chacun de nos faits et gestes, et un monde moyenâgeux de croyances débiles et d’extrémismes aveugles. 

Qu’est-ce qui a foiré ? A quel moment on a fait fausse route ? Il est trop tard pour faire machine arrière. Nous ne maitrisons plus l’avenir de ce monde qui, dans dix ans à peine, sera différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. 

Il faut espérer que le pire ne soit pas inscrit dans nos gènes. 


R.P.


Notes :


1. Cette expression est due à David Frum (https://fr.wikipedia.org/wiki/David_Frum), rédacteur des discours du président Bush (https://fr.wikipedia.org/wiki/George_W._Bush), qui l'employa pour la première fois le 29 janvier 2002 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Janvier_2002) lors de son discours sur l'état de l'Union (https://fr.wikipedia.org/wiki/Discours_sur_l%27%C3%A9tat_de_l%27Union_(%C3%89tats-Unis_d%27Am%C3%A9rique)). Elle a notamment été utilisée par l'administration Bush dans le cadre de la préparation de l'opinion publique américaine et internationale à l'entrée en guerre en Irak (https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_en_Irak) en 2003 (https://fr.wikipedia.org/wiki/2003) et également à des fins de pressions politiques sur les pays concernés, en les stigmatisant et ainsi les mettre au ban de la communauté internationale.


2. Avec la fin de la Guerre froide et la multiplication des déploiements de troupes dans des conflits de moindre ampleur et aux justifications moins évidentes pour le grand public, il fallait trouver un nouveau moyen d'obtenir le soutien de la population américaine. Ainsi naquit le « zéro mort ». Ce concept idéalise une guerre qui n'exposerait pas la vie de nos soldats car c'est bien uniquement de « zéro mort ami » que l'on parle. Il repose sur une supériorité technologique qui permettrait, principalement par des moyens aériens, de localiser, d’identifier puis de « traiter » (observez l'euphémisme) une cible sans s’exposer sur le terrain. Les images déversées en flot continu sur CNN pendant la Guerre du Golfe de 1991 illustrent ce concept. Les frappes de précision des missiles diffusées en boucle à l’époque sont aujourd'hui gravées dans l'inconscient collectif. (École de Guerre | 13.04.2012 à 18h08 | Par Gauthier Dupire, capitaine de corvette, officier de marine, stagiaire de la promotion Maréchal Juin de l'École de guerre). En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/13/il-faut-achever-le-zero-mort_1685470_3232.html#rICIRowpGbqqYG22.99


3. (L'entrée dans la Première Guerre mondiale des États-Unis eu lieu en avril 1917, après deux ans et demi d'efforts déployés par le président Woodrow Wilson pour garder les États-Unis neutres dans cette guerre.


4. Les E.U entrèrent en guerre en 1941 lorsque Allemagne et l’Italie la leurs déclarèrent le 11 décembre 1941 vers 10h 00. C’est à 15 h00 que les EU répondent à leur tour (Pearl Harbour avait eu lieu 4 jours auparavant le 7 décembre, et les E.U ayant déclaré la guerre au Japon le 8 décembre). La seconde guerre mondiale pour les américains débute effectivement à cette date.


5. Les conclusions des trois organisations internationales sont extrêmement critiques à l’égard des bilans habituellement cités par les médias : la base de données Iraq Body Count, par exemple, ne compte que les morts civils confirmés par au moins deux sources journalistiques différentes. Le nombre généralement admis de civils tués en Irak se situe ainsi autour des 110 000, alors que ce nouveau rapport le situe à 1 million. De façon générale, les données citées habituellement seraient 40 fois inférieures à la réalité. Ces chiffres corroborent une étude publiée par la revue scientifique médicale britannique Lancet (http://web.mit.edu/CIS/pdf/Human_Cost_of_War.pdf) en 2006. Au million de morts irakiens s’ajoutent 220 000 Afghans et 80 000 Pakistanais.


6. Le Plan Marshall ne fut pas seulement une aide économique et financière, mais une obligation pour les nations à coopérer tout en assurant la stabilisation politique de l’Europe et son développement économique dans l’intérêt des seuls États-Unis. « le Plan Marshall fut moins un geste purement désintéressé qu’un acte suprêmement intelligent ». disait Robert Marjolin.

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