SEPTEMBRE 2017

Catherine La Grande

par Michel MOGNIAT


Il existe des centaines d’ouvrages consacrés à Catherine II, plusieurs d’entre eux sont cités dans la bibliographie à la fin de l’ouvrage d’Henri Troyat, Catherine la Grande qui a paru pour la première fois en 1977. Il existe aujourd’hui en collection de poche (J’ai lu - Flammarion) et occupe pas moins de 500 pages. Une chronologie récapitulant les principaux événements de et dans la vie de Catherine figure également en fin d’ouvrage. Cette chronologie met en parallèle ce qui se passait alors en Russie, dans le monde et la vie de l’esprit. C’est un indispensable outil pour se repérer dans le monde si complexe et si mouvant du dix-huitième siècle. 

Le travail de biographe est toujours délicat : ne pas se laisser subjuguer par son sujet est difficile, Henri Troyat y parvient avec brio.

Il arrive à conserver une objectivité sur le personnage de l’Impératrice, il n’y a jamais de condamnation des défauts ni d’exhalation des qualités de celle qui fut peut-être la plus grande des impératrices de Russie. Mais ce n’est pas un portrait sans vie ou une étude psychologique distante que nous livre l’écrivain ; Catherine II, tout en étant d’un tempérament et d’un caractère exceptionnels est un être de chair et de sang, mais elle n’est pas tout à fait un être humain comme les autres ; c’est là que Troyat déploie toute la palette de son talent : ramener à notre échelle ce qui nous dépasse de plusieurs coudées, rendre humain ce qui est surhumain. 

Le biographe est toujours un historien qui fouine les détails, que trop souvent négligent les historiens ou que ces derniers ne jugent pas utile de citer. L’ouvrage fourmille d’anecdotes pratiques et instructives sur les conditions de vie de l’époque. On apprend ainsi, à l’occasion du voyage qui conduira la future Catherine II en Russie, que :


« En outre, la saison n’est pas propice aux déplacements. Il ne neige pas encore, mais le froid est très vif. Malgré le petit brasero qui brûle dans la voiture ». P.24


On se chauffait donc avec un braséro à l’intérieur des carrosses ! Vu les soubresauts qui ne manquent de se produire dans une voiture à cheval sur les pistes de terre, en y rajoutant les tenues vestimentaires de l’époque avec leur abondance de tissus, on imagine sans trop de mal, les conséquences fâcheuses que cela pouvait entrainer.

Lors du voyage qui la mène de Moscou à Kiev, quand Catherine, qui n’est encore que Grande Duchesse, accompagne l’Impératrice Élisabeth, elle va d’étonnement en surprise et le lecteur la suit dans ses éblouissements :


« Il y a environ mille verstes (une verste = 1 066,8 mètres) entre Moscou et Kiev. L’énorme caravane faite de carrosses pour les voyageurs et de charrettes pour les bagages, se traîne sur les routes sèches de juillet. Les jours passent, les villages succèdent aux villages, l’horizon recule indéfiniment et on est toujours en Russie. [...] Huit cent chevaux de rechange attendent, à chaque station l’arrivée de la caravane. » P.49


Certes, sans avoir lu la biographie de Troyat tout le monde sait que la Russie est immense. Mais il est difficile d’imaginer au dix-huitième siècle une infrastructure capable de pourvoir au remplacement de huit cents chevaux. Nous découvrirons, en avançant dans l’ouvrage, que le voyage que fit Catherine en Crimée en 1787 était tout aussi grandiose que celui qui conduisit Catherine de Moscou à Kiev, accompagnant l’Impératrice Élisabeth lors d’une de ses retraites religieuses.

S’asseoir sur le trône de toutes les Russies et s’y maintenir aussi longtemps (1762-1796) n’est pas à la portée du premier être humain ordinaire venu.

Il faut une force de caractère exceptionnelle, ardue et volontaire jusqu’à l’obstination, voire l’obsession. Ce caractère, la petite princesse allemande, Sophie-Frédérique-Augusta d’Anhalt-Zerbst, née le 21 avril 1729 le possède sûrement.

Cette force de caractère ne se contentera pas de se mettre au service de la conquête et du maintien du pouvoir, elle guidera également la vie sensuelle de l’Impératrice, vie sensuelle extrêmement riche et variée. Dès l’adolescence, la chair réclame sa voix au chapitre et son droit de cité :


« La nuit surtout cette frénésie la saisit. Alors elle se met à califourchon sur son oreiller et, ainsi qu’elle l’écrira plus tard, « galope », dans son lit, » jusqu’a l’extinction de ses forces.» P.14


Hélas, celle qui, par son mariage avec Le Grand-Duc, deviendra Grande Duchesse de Russie avant d’en devenir l’Impératrice n’a pas trouvé en la personne du futur Tsar Pierre III, qui régnera très peu de temps, le compagnon idéal pour ses chevauchées nocturnes : 


« La chasteté ne lui pèse pas encore. Pierre, de son côté, a été averti qu’une légère imperfection physique l’empêche d’assumer son rôle de mari. Il suffirait d’une opération chirurgicale très bénigne pour le libérer. Mais il a peur du bistouri. Tout compte fait, il préfère demeurer dans l’enfance, à l’écart du monde, parmi ses jouets et ses rêves. » P.82


On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec Louis XVI et Marie Antoinette !

Le Roi pataud, Louis XVI souffrait également d’un phimosis et il fallut que son beau-frère, l’Empereur d’Autriche, se déplace pour le convaincre de se faire opérer.

Hélas, une fois opéré, le futur Pierre III ne se comporta pas comme Louis XVI en bon époux pataud : 


« Ces divertissements enfantins ne l’empêchent pas de boire comme un trou et de courir les femmes. Finies les idylles sans conséquences avec des demoiselles d’honneur. Libéré de son phimosis, Pierre a des maitresses. » P.118


Catherine, en femme de caractère, aura sa première liaison extraconjugale à 23 ans. Là aussi, on est tenté de faire un rapprochement avec Marie Antoinette car Catherine, joue, s’endette et aime le luxe : 


« Sir Williams n’en est pas moins très satisfait des progrès de son protégé dans le cœur de la grande- duchesse. Par lui, il espère la gagner à la cause de l’Angleterre. Et, pour assurer son avantage, il offre à la jeune femme, en plus d’un amant agréable, de l’argent frais. Or Catherine est dépensière, insouciante, joyeuse (le montant de ses pertes au jeu, en 1756, est de dix- sept mille roubles) ; elle a le goût du luxe ; elle se ruinerait pour une robe. » P.117


Mais la comparaison entre Catherine et Marie-Antoinette s’arrête là. Si Marie-Antoinette a pris conscience trop tard de son état de reine de France, et parfois même jusqu’à la fin, se sentit plus autrichienne que française, ce n’est pas le cas de Catherine II, qui, très tôt, a su embrasser son destin d’Impératrice de Russie :


« La même Catherine dira un jour à ses médecins : « Saignez-moi de ma dernière goutte de sang allemand pour que je n’aie plus que du sang russe dans les veines. » Passionnément attachée à la Russie, Catherine prend très au sérieux l’appellation de « petite mère » dont l’honorent ses sujets. » P.196


La conversion à l’orthodoxie ne pose aucun problème à cette jeune princesse allemande luthérienne qui apprend le russe avec passion :


« Son désir de « russification » est si vif, que son professeur de russe, Adodourov, ne tarit pas d’éloges sur le zèle de son élève. Elle le supplie de prolonger ses leçons au-delà de l’heure prescrite. » P.38


Palais de Tver par Carlo Rossi, 1800

Bien que le caractère de Catherine II soit trempé et suffisant, curieusement et de façon toute naturelle –après que sa mère eut été renvoyée en Allemagne- Catherine prendra comme imago, comme modèle, l’Impératrice Élisabeth. Catherine reproduira nombre de ses comportements en se calquant sur celle qui la précéda sur le trône de Russie. Non seulement en ce qui concerne la conduite de l’État, mais également le comportement à la Cour. L’Impératrice Élisabeth avait elle aussi une libido poussée et exigeante doublée d’une dévotion religieuse aussi profonde : 


« L’exercice de la piété a toujours fait bon ménage chez elle, avec le goût des divertissements païens. Le plaisir la conduit à la prière et la prière la dispose au plaisir. » P.48


Et la Grande Catherine fera de même ; voyante et faite pour être vue, sa dévotion sera poussée, exhibée, mais bien réelle : elle passera des heures en prière dans les églises. À la Cour, tout en ayant une vie dissolue elle ne tolérera jamais les plaisanteries cavalières et les allusions aux choses de la sexualité. 

Deux événements qui ont leur importance symbolique nous montrent comment Catherine organisa, comme Élisabeth, la vie de la Cour et de ses sujets quand la personne de la souveraine était atteinte d’une disgrâce passagère. L’Impératrice Élisabeth ayant mis trop de poudre, puis trop de teinture sur ses cheveux, fut obligée d’en arriver à la fâcheuse extrémité de se tondre, mais pas question d’être seule à porter la perruque :


« Un jour d’hiver, en 1747, elle ordonne que toute les dames de la cour se fassent raser la tête et leur envoie « des perruques noires mal peignées » qu’elles devront porter jusqu’à la repousse de cheveux. Jeunes et vieilles sacrifient leurs crinières pour obéir à la volonté impériale. » P.79


Trente-cinq ans plus tard, Catherine imite feu sa belle-mère : 


« Afin de réprimer le luxe des toilettes et de combattre l’influence des modes parisiennes, toutes les dames de la cour reçoivent l’ordre d’adopter cette tenue peu seyante. Elles doivent même renoncer aux coiffures à la Reine ou à la Belle-Poule, un oukase du 22 octobre 1782 interdit les édifices capillaires dépassant deux pouces et demi de hauteur. » P.403


La femme est toujours chargée de donner un héritier à la couronne, et ce, quel que soit le Royaume ou l’Empire. La fécondité est la principale qualité des princesses et des reines. Cette fécondité fait d’ailleurs souvent l’objet d’une véritable mise en scène. Lorsque Catherine accouche pour la première fois, elle n’échappe pas à la règle : 


« Quand le décor est dressé, Mme Vladislavov assied la grande duchesse sur son lit de velours couleur de rose, brodé d’argent, et tous les courtisans défilent pour lui présenter leurs félicitations. Après quoi on remporte les meubles et on oublie l’héroïne de la fête dans son coin ». P.109 


Sitôt que l’enfant, le futur Paul Ier est né, l’Impératrice Élisabeth se livrera à un véritable enlèvement : elle confisque le bébé et se l’approprie afin de l’élever à sa guise. Catherine ne peut plus voir son propre enfant. Sa souffrance est immense. Vingt-trois ans plus tard, c’est elle qui kidnappe littéralement l’enfant de sa belle-fille, la Grande Duchesse Marie Fedorovna, deuxième épouse de Paul :


« Oubliant le chagrin qu’elle a éprouvé lorsqu’Élisabeth l’a, jadis, séparée de son fils, Catherine emporte le nouveau-né dans ses appartements. Les parents auront le droit de voir l’enfant, de temps en temps, mais c’est elle qui l’élèvera. » P.314



Paul 1er
Le Trône de Russie avait besoin d’un héritier et Catherine jugeait que son fils, Paul, n’avait pas la trempe pour mener le pays, elle mit donc toutes ses espérances dans son petit fils. Paul régnera d’ailleurs très peu sous le nom de Paul 1er de 1796 à 1801, il sera assassiné par un groupe d’officiers.

Pour avoir cet héritier, « son » héritier qu’elle pourra formater à sa guise, Catherine usera de toutes les ruses et parfois se montrera d’une cruauté salvatrice envers son fils. 

Ce dernier est marié à Nathalie, princesse allemande devenue Grande Duchesse. Cette dernière décède en accouchant d’un enfant mort-né. 

Paul est inconsolable de la mort de sa femme. Comme il est d’un équilibre fragile, tout le monde pense qu’il deviendra fou. Catherine lui jette à la figure les lettres que son épouse encore tiède échangeait avec son amant.

Le choc est salutaire et Paul laissera Catherine agir à sa guise : elle trouvera une autre princesse allemande pour en faire une Grande Duchesse qui donnera un héritier au trône. Ce fut fait. Catherine élèvera cet enfant à la dure : pas de berceau, afin qu’il ne soit pas bercé, pas de tendresse ou d’amour inutile. Température froide dans la pièce où il vit, jamais plus de 14 °. Cet enfant deviendra le futur Alexandre 1er. C’est lui qui clôturera véritablement le règne des femmes sur le trône de Russie. 


« Ainsi, succédant à l’Impératrice Catherine 1ere, à l’Impératrice Anne Ivanovna, à la Régente Anne Léopoldovna, à l’Impératrice Élisabeth, c’est une cinquième femme, Catherine II, qui après deux brefs intermèdes masculins, prend en main les destinées du pays. » P.181


Pour mener sa politique, Catherine s’appuiera parfois sur ses amants. Le plus célèbre d’entre eux, le prince Potemkine, restera, après sa disgrâce du lit impérial en 1776, et jusqu’à sa mort, le conseiller le plus sûr de l’Impératrice. Catherine le nommera commandant en chef de l'armée russe en 1784.

Potemkine restera cependant une exception, cette femme qui a le flair pour débusquer des hommes politiques de valeur n’écoutera pas toujours leurs conseils ou leurs avis. Ainsi Grigori Orlov qui donna tout à l’Impératrice (Paul serait issu de leurs couches) organisa la conspiration qui détrôna le Tsar et fit de Catherine l’Impératrice.

Selon certains auteurs ce fut lui qui organisa l’assassinat du Tsar, tenu prisonnier dans une forteresse. Mais Orlov, devait se taire : 


« Elle recherche ses baisers et le fait taire dès qu’il émet un avis sur les affaires publiques. À croire que la femme, c’est lui, dans ce couple disproportionné. Et, vraiment, la petite princesse allemande n’a pas seulement changé de patrie en devenant impératrice de Russie, elle a changé de sexe. Une double immigration. Oui, quand elle pense aux femmes, Catherine n’a pas l’impression d’appartenir à cette espèce qu’elle juge faible, frivole et geignarde. Seules ses entrailles ont parfois les mêmes exigences, les mêmes pulsions que celles de ses sœurs. » P.257


Il semblerait que les propos avancés par Troyat soient pleinement justifiés. Peut-être même que la Grande Catherine n’avait pas tout à fait les mêmes pulsions que celles de ses sœurs. Un autre favori de l’Impératrice en témoigne lui-même par écrit : 


« [Vassiltchikov] Insoucieuse de ces ragots, Catherine s’amuse à choyer son nouveau favori. Elle lui offre un hôtel particulier, un domaine avec sept mille serfs, des bijoux, des tableaux, des bibelots pour le plaisir de l’entendre balbutier des remerciements. « Je n’étais qu’une fille entretenue, dira Vassiltchikov. On me traitait de même. » P.265


Mais si Catherine savait se montrer dure envers ses favoris, elle ne leur gardait aucune rancœur ni jalousie lorsque le temps de l’amour était fini. Ainsi Orlov qui épousa par la suite Catherine Zinoviev qui était sa cousine germaine se heurta aux religieux et au Sénat : 


« Cette union fut annulée par une décision du Sénat, la loi civile et religieuse s’opposant aux mariages consanguins. Mais Catherine veille. Elle n’a plus de jalousie envers l’amant d’autrefois. Généreuse elle casse l’arrêt du Sénat. Comblés de cadeaux, les jeunes mariés partent pour l’étranger en voyage de noces. » P.268


Sa générosité avec ses favoris relégués à l’oubli alla crescendo jusqu’à ce que soit établi un barème quasi officiel à la prime de licenciement qui venait s’ajouter à la prime d’embauche : des bijoux, des terres et des serfs par milliers. 

Après une intrigue de cour, Potemkine lui ayant écrit une lettre d’amour, Catherine, qui avait des visées sur lui, congédie son amant Vassiltchikov :


« Catherine accède de grand cœur à sa prière et ordonne à Vassiltchikov de quitter la capitale pour « raison de santé ». En récompense de ses vingt-deux mois de loyaux services, le favori congédié recevra cent mille roubles, sept mille paysans, des diamants en vrac, une rente viagère de vingt mille roubles et un palais à Moscou d’où il ne devra plus bouger ». P.293


La liaison avec Potemkine ne durera pas plus de deux ans. Mais il prendra la sage précaution, afin de conserver un ascendant sur l’Impératrice, de lui fournir un nouvel amant « un jeune et charmant ukrainien, Pierre Zavadovski. » p.301. Zavadovski ne tiendra que quelques mois et sera remplacé par un certain Zoritch, toujours placé par Potemkine, qui lors du renvoi de Zoritch lui promettra la traditionnelle prime de départ. Ce dernier voulait faire une scène à l’impératrice. La prime de départ calme vite l’amant renvoyé : rente viagère, le don de quelques bonnes terres et sept mille paysans, c’est le tarif syndical, à la Cour de Russie les primes de départ sont stables et ne connaissent ni inflation ni déflation. 


« Il plie bagage, tandis qu’un certain Rimski-Korsakov, poussé par Potemkine, s’avance d’un pas timide, sous le regard encourageant de la tsarine. D’autres viendront. » P.304


Mais la grande Catherine ne passa pas son règne et son existence à faire collection d’amants. Elle fut aussi une grande amie des arts, une propagatrice des idées nouvelles, des lumières. Toute sa vie elle se montrera une protectrice des artistes. Elle étudiera les philosophes et entretiendra une correspondance avec plusieurs d’entre eux. Mais, malgré son goût pour les arts, la musique est restée pour elle inaccessible :


« Cette fâcheuse allergie l’accompagnera au long de son existence. « Rarement la musique est autre chose que du bruit à mes oreilles », dira-t-elle ». P.9


Si elle put casser la décision du Sénat lors de l’affaire Zinoviev-Orlov, c’est que le Sénat ne lui faisait pas peur :


« La tête formée, depuis son jeune âge, par la lecture de Montesquieu et de Voltaire, elle domine avec aisance ces dignitaires fainéants. » P.195


Elle ne se contentera pas seulement de lire les philosophes, elle entretint avec plusieurs d’entre eux une correspondance suivie et régulière. Elle invita Diderot à séjourner en Russie, afin qu’il puisse y publier L’encyclopédie, interdite à Paris. Le philosophe séjournera cinq mois -d’octobre 1773 à février 1774- auprès de l’Impératrice. Tous se livraient à une surenchère de compliments auprès de la souveraine, chacun voulant avoir ses faveurs :


« Une surenchère d’éloges s’établit entre lui [Voltaire] et Diderot. C’est à qui balancera le plus haut l’encensoir. Si Voltaire songe à mourir en Russie, Diderot regrette, soi-disant, de ne pouvoir y vivre, car c’est là, et nulle part ailleurs, qu’il s’est senti à l’aise dans le maniement des idées. » P.279


Mais si Catherine professe des idées libérales, elle reste une dirigeante de l’aristocratie qui conserve la tête sur les épaules. Si elle se montre parfois généreuse et humaniste, se prenant à rêver d’une grande Russie ou l’égalité serait un principe premier et émancipateur, comme le prêchent les philosophes des Lumières, ses démonstrations de générosité, lorsqu’elles abordent le cadre de l’aristocratie, connaissent une certaine limite : 


« Quelques mois pus tard, la première pierre de l’asile d’enfants trouvés est posée, les murs de l’école de sages-femmes sortent de terre, on s’attaque aux fondations de l’institut des jeunes filles nobles, qui deviendra le fameux institut Smolny. » P.216


« Quelques jeunes filles de la bourgeoisie sont admises parmi les jeunes filles nobles. Cependant, si la couleur des vêtements est la même pour toutes, un tablier dénonce la condition inférieure de certaines. L’égalité selon Catherine a des limites. Elle en parle plus qu’elle ne la met en pratique. Les lettres qu’elle écrit à Voltaire, à Frédéric II, à Mme Geoffrin, à Diderot sont d’une souveraine libérale, mais ses décisions sont d’une autocrate qui ne se berce pas d’illusions. » P.232 


La Russie est son peuple, sa terre. Elle veillera, mieux que s’il elle y était née, à la rentabiliser au maximum, à la faire avancer vers le progrès, vers une productivité des terres agricoles de plus en plus importante, en faisant «.. venir des colons allemands pour cultiver les terres riches de l’Ukraine et de la Volga... » p. 216. Ce qui ne l’empêcha pas, quelque temps plus tard d’étendre le servage à l’Ukraine.

Mais là où Catherine s’illustra le plus dans son progressisme fut sans doute la vaccination antivariolique qu’elle n’hésita pas à faire pratiquer sur elle-même, en dépit des désapprobations de la Cour. Elle fit venir de Londres Thomas Dimsdale qui la lui inoculera en octobre 1764. Le pays prie comme si Sa Majesté s’était donné la mort. Quelques jours plus tard, ce seront des actions de grâce et Catherine imposera la vaccination :


« Une épidémie de variole ayant ravagé le pays, au printemps, Catherine rêve d’introduire la vaccination en Russie. Quelle gloire pour son règne si, devançant la France, elle parvient à imposer cette mesure à une nation que d’aucuns jugent rétrograde. » P.227


Personnage assez complexe qui n’hésite pas à faire preuve de dureté envers ses sujets et sait aussi se montrer magnanime envers son personnel :


« Femmes de chambre et valets de chambre l’adorent. Elle ne les bat jamais et les gronde rarement. Un soir, ayant vainement agité sa sonnette, elle se rend dans son antichambre et trouve ses domestiques en train de jouer aux cartes. Avisant l’un d’eux, elle lui demande doucement de porter la lettre qu’elle vient d’écrire pendant qu’elle le remplacera à la table de jeux.» P.233


Le voyage que fit Catherine en Crimée en 1787 est peut-être ce qui frappe le plus le lecteur dans cette biographie. Le départ se fait en janvier et une étape importante aura lieu à Kiev où Catherine travaillera d’arrache-pied, comme à son habitude. La magnificence des attelages que nous raconte Henri Troyat est à peine croyable :


« Les traineaux de Sa Majesté, des ministres, des grands dignitaires, des diplômâtes sont au nombre de quatorze. Ce sont de confortables maisonnettes, montées sur patins, éclairées par trois fenêtres de chaque côté, pourvues de sièges à cousins, de tapis, de divans, de tables. Les voitures sont assez hautes pour qu’on puisse s’y tenir debout. Huit à dix chevaux tirent ces salons princiers sur la neige. La « suite » et les serviteurs s’entassent dans cent soixante-quatre traineaux plus modestes. Six cent chevaux attendent à chaque relais. Pour guider les conducteurs à travers la trompeuse blancheur du paysage, Potemkine a fait disposer sur le trajet d’énormes bûchers, qui brûleront nuit et jour, entretenus par des chauffeurs, jusqu’au passage du convoi. » P.365



L’impératrice Catherine II en tenue de voyage
Comme il est indiqué, c’est Potemkine qui organisa ce voyage. Une querelle existe encore à ce propos et donnera naissance à l’expression « village Potemkine ». Un village Potemkine désigne un trompe-l'œil. Le Prince Ministre aurait placé le long de la route des villages de carton-pâte à des fins de propagande. Pour les uns, ce serait là pure calomnie, pour d’autres un fait avéré. Le témoignage épistolaire du Prince de Ligne qui faisait partie du voyage est éloquent : il n’y avait pas de villages Potemkine, mais bel et bien des véritables constructions : 


« On ne montre à l'impératrice que les boutiques bien bâties en pierres, et les colonnades des palais des gouverneurs généraux, à quarante-deux desquels elle a fait présent d'une vaisselle d'argent de cent couverts. On nous donne souvent, dans les capitales des provinces, des soupers et des bals de deux cents personnes. » (Lettre du Prince de ligne à la marquise de Coigny.)


Lorsque, au printemps, le voyage se poursuit en bateau, la démesure ne change pas : 


« Sept galères gigantesques, peintes en rouge et or, sont réservées à la tsarine, et à ses hôtes de marque. Soixante-treize autres plus sommaires, transporteront le menu fretin de la cour. L’équipage total se compose de trois mille hommes.» P. 369


Catherine s’éteindra le 17 novembre 1796 à l’âge de 67 ans, son fils, Paul régnera grâce à une intrigue de cour, il sera assassiné, son fils Alexandre, le remplacera en 1801 sous le nom d’Alexandre Ier, comme le voulait la Grande Catherine. Les volontés des grandes dames finissent toujours par s’accomplir.

Excellent livre que cette biographie, clair mais pas toujours concis : les familles impériales, qu’elles soient russes ou pas sont toujours composées d’un nombre considérable de membres, un peu comme dans un roman russe...


M.M.

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