Selon les prévisions publiées par le Centre analytique américain Stratfor1, après la victoire de Poutine à l'élection présidentielle de 2018, la Russie commencera à se concentrer davantage sur le pourtour de l'Océan Pacifique, tandis qu’une intensification des relations avec la Chine contribuera à réduire une dépendance de Moscou vis-à-vis de l'Occident et permettront de dicter ses propres conditions. En outre, selon les experts, la « guerre froide » entre la Russie et l'Occident se poursuivra l'année prochaine, avec une tension croissante, et Washington appliquera de lourdes sanctions à Moscou. L'Occident augmentera sa présence militaire en Europe, et la Russie continuera à s'affaiblir.
Les analystes prédisent également qu’une part d’une instabilité sur la scène mondiale sera ajoutée par l'Ukraine qui ne veut pas abandonner un cours pro-occidental. La situation dans ce pays s'aggravera à l'approche des prochaines élections présidentielles et législatives en 2019. Les auteurs du rapport sont convaincus que la situation économique en Russie va s'aggraver, ce qui est associé à un manque de financement dû aux sanctions occidentales. C’est pourquoi, Moscou pourrait ainsi renforcer sa base financière et économique à travers des liens avec la Chine.
Des discussions sur une transition du centre de gravité de l'économie mondiale et, par conséquent, de la politique dans le pourtour de l'Océan Pacifique se poursuivent depuis plus de cinq ans2. Si nous les prenons au sérieux, il est logique que la Russie, étant, en fait, une partie ou au moins un voisin de cette région, ne devrait pas manquer l'occasion de s'y manifester. Une autre question est ce que la société moderne est une société de haute technologie, et que cette dernière provient toujours de la Silicon Valley, et non du Delta du Mékong, par exemple.
En ce qui concerne un renforcement des liens avec la Chine, cela s'est déjà produit et les évaluations de leur rôle positif pour la Russie varient3. Dans l'année à venir, la coopération de Moscou avec Pékin pourrait même augmenter, mais cela sera principalement dû à un problème mineur et « externe » pour nous – à la Corée du Nord. Il est trop tôt pour s'attendre à des percées « internes » positives.
Certains experts estiment que la Chine a affaibli la dépendance de la Russie vis-à-vis de l'Occident.
Cela n'est vrai que dans une mesure où la Chine a en même temps accru la dépendance de la Russie à l'égard d’elle-même. La Chine n'est pas un symbole de « libération » de la dépendance européenne, c'est juste une autre dépendance, évidemment beaucoup moins compréhensible pour nous et, sans aucun doute, ayant ses propres « pièges ». Lors d‘un établissement de relations avec la Chine, il faut se rendre compte qu'aucune « amitié » avec elle ne devrait être recherchée. Ceci, d'une part, est très naïf, et d'autre part, cependant, sera échoué. Pékin « par amitié » peut et, de plus, devrait demander à Moscou des réductions et des conditions généralement plus favorables pour certaines transactions, tandis que « par amitié » il acceptera tout cela à prix réduit pour acheter. Pourtant ce que la Russie va en tirer, outre une opportunité de vendre quelque chose à des conditions que l'acheteur lui-même propose, n'est pas tout à fait clair.
En d'autres termes, si regarder de l'Europe occidentale, alors oui, il s'avère que la dépendance vis-à-vis de la Russie a diminué. Néanmoins cela ne rendait pas la Russie autosuffisante dans la mesure où ce pays l'aimerait. Il est simplement apparu une autre dépendance ou, si vous préférez, un autre marché. Cela ne veut pas dire que c’est parfait. Par ailleurs, le marché dépend largement d’une demande dans la même Europe et de l’Amérique du Nord. L'initiative de la Nouvelle route de la soie, dont on parle tant beaucoup, ne concerne pas non plus l'autosuffisance de la Chine, mais une poursuite de sa codépendance entre exportation et importation avec les pays occidentaux.
Les analystes de Stratfor disent qu’une tension entre les États-Unis et la Russie ne peut qu’augmenter, et, très probablement, Washington appliquera pour Moscou le régime de lourdes sanctions. Des nouvelles sanctions de Washington, si elles suivent, seront associées non à tels ou tels actes ou omissions de Moscou, mais au développement du processus politique aux États-Unis.
En tenant compte de la présence du consensus républicain-démocratique durable au Capitole et de la réticence compréhensible du président Trump d'aller contre lui, les nouvelles sanctions ne seront pas exclues. Elles peuvent travailler sur le principe de l'élargissement des sanctions contre la Corée du Nord : premièrement, de « punir » des individus, des entreprises et des pays qui font des affaires avec Pyongyang, (c’est le premier cercle), puis de commencer à sanctionner des personnes et des entreprises qui ne réalisent pas des affaires directement avec Corée du Nord, mais qui travaillent avec ceux qui sont tombés dans le « premier cercle ». Il y a donc un cercle numéro deux. Il est entendu que, si on le souhaite, les « cercles » peuvent être étendus jusqu’à un épuisement des entreprises et des individus dans tout le monde. Espérons que cela n'en arrivera pas là, mais Washington pourrait bien inclure les sanctions antirusses au « deuxième cercle ». Une autre question est que cela ne sera pas très uniforme, mais sélectif, car cela touchera des intérêts de nombreux partenaires européens des États-Unis.
Les prévisions de Stratfor concernent également une détérioration de la situation interne en Russie. En effet, économiquement, il est impossible d’attendre le retour des « années grasses de 2000 ». Comme le dit un sage professeur, quand on lui a posé la question « Quand cela sera-t-il mieux ? » : « C'était déjà mieux à l’époque ». Les problèmes évidents rencontrés par le pays, sont principalement associés non pas à des sanctions, mais à des prix mondiaux relativement bas pour les hydrocarbures, dont l'exportation était d'une importance fondamentale pour remplir le budget du pays.
Source : DP 8098 : Énergies et minerais. Des ressources sous tension (Auteur : Bernadette Mérenne-Schoumaker
Il n’a pas de raisons de croire que la demande mondiale d'énergie va fortement augmenter et provoquer une augmentation correspondante des prix. Par conséquent, nous développerons notre potentiel interne. Cette activité n'est pas rapide, mais dans le futur elle assurera une stabilité à long terme du pays, ce qui dans le monde moderne est la meilleure « crypto-monnaie », la plus chère et la plus croissante.
Un potentiel de protestation de la Russie ne devrait pas être exagéré, ni politiquement, ni socialement. Et ici, il faut dire « merci » non pas à une politique particulière des autorités, mais au coup d'État « anti-oligarchique » ukrainien et à ses conséquences. Aujourd'hui, les promesses de « renverser des mauvaises personnes et nommer celles bonnes pour prospérer à tout le monde » ne rencontre aucun écho. Il ne s'en suit pas que les Russes aiment ses autorités, au sens le plus large. Ils ne les aiment pas et se plaignent dans toutes les régions, même si cela peut paraître ridicule à Moscou. Cependant un mécontentement face au pouvoir est plus probablement une règle qu'une exception pour la Russie, et non seulement pour elle. Sur la base du mécontentement des autorités, le « feu » s'embrase très rarement et dans des situations très spécifiques. La situation d'aujourd'hui n'est pas comme un 1917 impérial (au février ou à l’octobre), ni un 1991 soviétique, ni même un 2014 ukrainien.
La conclusion principale du rapport de Stratfor : la Russie poursuivra sa politique de renforcement de la stabilité dans l’intérieur du pays en alliance avec la Chine, et elle ne portera pas beaucoup d'attention aux divergences en Europe et à la pression croissante de l'Occident en raison du cours stratégique visant à compter sur ses propres forces.
Y aura-t-il assez de forces ? En Russie, il y a une vue assez répandue sur nous-mêmes comme sur quelque chose spéciale et ce qui se produit à un moment donné dans notre histoire est unique, ne ressemblant plus à rien et ne peut pas et ne doit pas être comparé à ce qui se passe dans le monde (une autre extrémité, c’est de comparer un salaire moyen en Russie, et par exemple, en Norvège ou aux États-Unis et après cela de devenir délibérément et narcissiquement horrifié par la différence). Et dans le monde, il y a différentes crises dont il est nécessaire de faire face. Nous l’essayons aussi. Si la Russie se tint, au milieu de la période d’Eltsine, avec une illégalité multipliée par des salaires de misère, alors, le déclin économique actuel est bien moins important et on a même honte des alarmistes gémissant que « la vie dans ce pays n'a jamais été aussi insupportable » (bien sûr, les alarmistes professionnels remplissent leurs rôles). Assurément, nous avons assez de forces pour surmonter cela.
Dans quelle mesure les rapports de Stratfor sont-ils influençant en général et affectent-ils quelque chose ? Les rapports de Stratfor sont lus par des professionnels immergés dans l'analyse politique. Stratfor n'est pas le plus important centre analytique aux Etats-Unis, mais pas le dernier. Toutes les prévisions globales formées par les professionnels, même si elles ne donnent pas de vrais résultats, doivent être traitées avec soin. Les prévisions globales ont leur propre logique qui, soit dit en passant, pourrait se révéler globalement vraie, mais ne permettrait pas de prédire des événements spécifiques A, B et C.
Par exemple, George Friedman, le fondateur de Stratfor, a prédit un conflit entre la Russie et l'Ukraine4 dès 2001. Il avait raison et cette logique s’est justifiée. D'autre part, le même Friedman a dit qu’à l'heure actuelle, en Russie, commencerait un processus de décomposition, et que la Turquie renforcée ciblerait le Caucase du Nord et la Crimée.
En fin de compte, l’effondrement annoncé n’a pas eu lieu, mais une augmentation du territoire est arrivée en Russie et tout comme le retrait des agents de la Turquie de la Crimée.
La logique de Friedman était-elle fausse à cet égard ? Ou alors quelqu'un parmi les décideurs dans le Kremlin a-t-il lu il y a dix ans l’analyse du fondateur de Stratfor sur la Crimée, quelques éléments s’inscrivant dans son subcortex, et aurait-il lui-même, sans s’en rendre compte, être guidé par ces éléments dans ses actions ?
En un mot, les rapports des centres analytiques influencent principalement sur les rapports des autres centres analytiques (qui sont obligés de lire ce que leurs collègues écrivent), ainsi que sur les hauts fonctionnaires qui mémorisent quelque chose et l'utilisent dans leur travail. A quel point le travail des fonctionnaires, même les plus haut placés, détermine les processus du monde global devient une question philosophique.
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