Dès la préface de son Magellan, éd. Grasset, Le livre de poche, Stefan Zweig, nous étonne :
« Les livres peuvent naitre des sentiments les plus divers : l’enthousiasme ou la reconnaissance, l’indignation, le chagrin, la colère. [...] En ce qui concerne ce livre, je sais parfaitement pourquoi je l’ai écrit : il est né d’un sentiment peu courant, mais très énergique, la honte. »
Et l’auteur de nous raconter son voyage au Brésil sur un transatlantique et la pensée, le savoir, qu’il avait des conditions de voyage de Magellan, qui lors de son périple dut affronter les tempêtes, les mutineries, le doute et la faim, sur un navire bien moins équipé qu’un paquebot du vingtième siècle, muni de bonnes cartes et de systèmes de navigation perfectionnés. Ce livre est plus que la biographie du navigateur et du découvreur que l’histoire nous a légué sous le nom de Magellan, également appelé Fernão de Magalhais ou de Magalhães ; le nom se latinisa une fois le navigateur passé au service de l’Espagne et devint Magellanus.
Le biographe consciencieux qu’est Zweig n’en est pas moins un historien érudit et avant de nous conter le beau roman d’aventures que fut la vie du célèbre découvreur, il plante le décor par un exposé géopolitique du monde civilisé du XVI° siècle. En peu de mots l’auteur percute nos consciences modernes pour nous inviter à l’alchimie des correspondances : hier les choses étaient toutes différentes, les épices valaient de l’or et bien souvent le remplaçaient :
« [Le poivre] Il présentait une telle stabilité monétaire que beaucoup d’états et de villes comptaient avec lui comme avec un métal précieux ; il permettait d’acquérir des terres, de payer une dot, d’acheter un droit de bourgeoisie ; [...] Par ailleurs, le gingembre, l’écorce d’orange et le camphre se pesaient sur des balances d’apothicaire et de joailler, opération qui se pratiquait portes et fenêtres soigneusement closes, de crainte qu’un courant d’air n’emporta une parcelle de la précieuse poudre. » p. 23
Mais ce n’est pas seulement au niveau économique que Zweig nous invite à repenser l’histoire. Malheureusement, même si nous avons été à bonne école et avons conservé un regard critique sur les versions ânonnées dans les livres scolaires, nous ramenons toujours à notre quotidien et à notre conscience actuelle les événements du passé, leur pourquoi et souvent leur comment. C’est là le péché véniel de la culture dont Zweig nous absout :
« Les croisades ne sont pas simplement (comme les esprits romantiques les ont souvent dépeintes) une tentative mystico-religieuse d’arracher les lieux saints aux infidèles ; cette première coalition européo-chrétienne représente aussi le premier effort logique et conscient ayant pour but de briser la barrière qui ferme l’accès de la Mer Rouge et d’ouvrir les marchés orientaux à l’Europe, à la chrétienté. L’entreprise ayant échoué, l’Égypte n’ayant pu être enlevée aux musulmans et l’Islam continuant d’occuper la route des Indes, il fallait nécessairement que s’éveillât le désir de trouver un nouveau chemin, libre, indépendant. L’intrépidité qui poussa Colomb vers l’Ouest, Bartholomeu Diaz et Vasco de Gama vers le Sud, Cabot vers le Nord, vers le Labrador, est née avant tout de l’ardente volonté de découvrir des voies maritimes franches de toute servitude et d’abattre en même temps l’insolente hégémonie de l’Islam. » p. 28
L’auteur nous rafraichit également la mémoire en nous rappelant que par une bulle papale du 4 mai 1493, le Pape partagea tout bonnement les terres à découvrir entre l’Espagne et le Portugal, les deux enfants chéris du catholicisme qui n’ont jamais contesté la voix paternelle du Saint-Siège ! Comme le Portugal se sentait lésé dans le partage, le Pacte de Tordesillas rééquilibra la donne.
Une fois le décor posé et mis en place, afin d’éviter tout malentendu au lecteur, l’aventure commence.
Magellan était extrait de petite noblesse, il naquit en 1480, on ne sait presque rien de son lieu de naissance qui est encore aujourd’hui l’objet d’un débat. De 1505 à 1512 il fit une campagne militaire aux Indes en tant que « sobresalente » il reçut le baptême du feu à la bataille navale de Cannanore en mars 1506.
Magellan était un homme prudent et réfléchi, nous dit Zweig. Ce qui ne l’empêcha pas de commettre pas mal de faux pas. Allant voir le Roi du Portugal, Manoel, pour réclamer une pension après ses campagnes des Indes, il manque de tact et d’humilité. Le Roi n’apprécie pas et le renvoie à vide. Magellan fréquentera alors les marins, les capitaines qui ont navigué tout comme lui dans les mers du sud qu’il connaît très bien : Il a doublé quatre fois le cap de Bonne Espérance et a dix années de combat derrière lui. Durant cette période de désœuvrement il fera la connaissance d’un des meilleurs géographes de son époque : Ruy Faliero. Les deux hommes resteront amis jusqu’au bout. Ce dernier livrera à Magellan quelques-uns de ses secrets les plus chers et lorsque Magellan convaincra le roi d’Espagne de l’équiper pour la route maritime vers l’Ouest :
« ... il ne se contente pas de dire modestement comme les autres : j’espère trouver quelque part cette route, il déclare avec énergie qu’il sait où elle se tient. » p.84
Déçu par son pays qui ne peut rien lui apporter, Magellan songe à l’Espagne. À peine y est-il arrivé qu’il se marie à la fille d’un homme puissant, ses entrées sont assurées. Zweig nous signale donc que le navigateur se maria et eut un enfant, la vie conjugale de Magellan occupe tout au plus sept à huit lignes.
Après bien des tractations et des complots dormants, tantôt déjoués tantôt éteints d’eux-mêmes, le 20 septembre 1519, Magellan et sa flotte appareillent pour l’inconnu, à la recherche du « paso » qui doit ouvrir la route des Indes par l’Ouest. Magellan est le chef de l’expédition, l’amiral, qui compte cinq embarcations, il est portugais, ce qui ne plait pas forcément aux autres commandants, tous espagnols et aux équipages ; cela se ressentira tout le long du voyage qui durera trois ans.
Le « paso », ce détroit ouvrant la route des Indes, avait bien été pressenti par quelques géographes mais ils l’avaient indiqué beaucoup plus au Nord. Magellan finit par le trouver après que son escouade eut connu la mutinerie, le froid, la faim, le désespoir. Sur cinq navires partis avec à leurs bords deux cent soixante-cinq hommes, un seul bateau reviendra avec dix-huit hommes à son bord. -En fait un navire déserteur était retourné en Espagne juste après la découverte du Détroit -
Non seulement le génial portugais inscrivit une nouvelle géographie du monde connu, mais beaucoup d’endroits par lequel il passa furent baptisés par ses soins : la baie de Rio de Janeiro porte ce nom car elle fut abordée le jour de la saint Janvier.
La Patagonie s’appelle ainsi car il y fut découvert des hommes de grande taille, l’un d’eux fut capturé par l’équipage et mourut pendant les famines du bord ; Patagonie signifierait « grands pieds.» La Terre de Feu porte ce nom car les marins voyaient au loin des feux de camps, allumés par des habitants qu’ils ne purent jamais approcher.
L’Océan Pacifique porte ce joli nom de pacifique, car lorsqu’enfin la flotte y est entrée, il n’y a pas eu un souffle de vent pendant très longtemps, usant les vivres sans pouvoir avancer.
Magellan trouvera la mort presque parvenu au but de son périple, lors d’une bataille stupide qu’il aurait dû emporter haut la main. Son corps ne fut jamais restitué à ses troupes. Pas plus que son testament ne fut respecté et les biens qui devaient revenir de droit à ses héritiers ne leur furent jamais octroyés.
Non seulement on se passionne pour cette équipée extraordinaire, mais on apprend tout au long de l’ouvrage des petits morceaux d’histoire inconnus, des contours géographiques devenus courants mais qui ne l’étaient pas, on en apprend également sur les mœurs de ce siècle de grandes découvertes. Cela est d’autant plus méritoire pour l’auteur qu’il a peu lu les écrits du navigateur : ni journal personnel, ni carnet de bord ! Le seul document de ce voyage écrit par Magellan et qui a été conservé le fut par un hasard bienheureux : il est tombé aux mains des portugais. Zweig se base, en étant très prudent, sur ses propres recherches et sur les écrits d’un auteur qui était à bord du bateau amiral lors de l’expédition : un certain Pigafetta qui publiera des carnets contant la traversée. Selon le biographe un homme aussi méticuleux et prudent que Magellan a certainement tenu des écrits, mais une main malveillante les aurait détruits.
Enfin, et la surprise n’est pas des moindres, la découverte de Magellan n’a pas beaucoup servi. Accès difficile à trouver pour les navigateurs, longtemps on l’a cru submergé par une île ou une montagne.
« Ce passage sera si dédaigné, tombera tellement dans la légende, que cinquante ans plus tard le hardi pirate Francis Drake pourra l’utiliser comme la plus sûre des cachettes, d’où il s’élancera à l’improviste, tel un oiseau de proie, sur les colonies espagnoles de la côte ouest ou sur les transports chargés de métal rare. » p 284
À l’automne 1913 le président Wilson appuiera sur le bouton électrique qui ouvre les écluses du canal de Panama, le « détroit », qui n’était depuis bien longtemps qu’un reste de l’Histoire, a vécu.
Quoi qu’il en soit le livre est prenant, le style de Zweig bien présent, sa psychologie toujours aussi pénétrante et le sérieux de ses travaux ne sont plus à démontrer. Un grand moment de lecture et de plaisir.
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