Affligeants ! On ne peut qualifier autrement la plupart des commentaires suscités de part et d'autre de l'Atlantique depuis l'élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. C'est à pleurer.
A entendre certains, on se croirait en présence de Philippulus, le savant fou qui, dans l'« Etoile mystérieuse », annonçait la fin du monde sous huitaine. De plateau en plateau, d'éditorial en éditorial, journalistes et politiques, affichant tantôt une mine outrée, tantôt un visage douloureusement déconfit, viennent dire toute leur consternation, leur peine, leur honte, leur réprobation et, surtout, leur crainte. Car bien entendu, Trump est un Hitler post-moderne, un illuminé irresponsable qui s'apprêterait, par bêtise ou à dessein, à faire galoper à nouveau sur la terre les quatre cavaliers de l'apocalypse. Cela ne se discute pas. Tandis que la brutale répression d'une tentative de coup d'Etat en Turquie, assortie de dizaine de milliers d'arrestations fort opportunes et de la mise en place d'un régime d'exception, n'a suscité que quelques froncements de sourcils embarrassés, une élection dont nul ne conteste la régularité, organisée dans un pays dont la tradition démocratique est irréprochable, engendre l'émoi parce que le candidat n'a pas l'heur de plaire aux grands-prêtres du nouveau catéchisme. Et chacun d'y aller de prophéties, plus ou moins inspirées, quant à l'avenir politique d'un trublion vulgaire entré par effraction dans une Maison Blanche ou on le conviait point puisque la place était réservée à l'héritière cooptée d'une dynastie convenable.
C'est un euphémisme, Donald Trump fut un candidat pour le moins atypique. Quant à savoir si l'histrion se muera en homme d'Etat, seul l'avenir nous l'apprendra. Ce qui est certain - et heureux - c'est que l'opinion des journalistes européens, qui se drapent de vertu et croient déjà diffuser sur Radio-Londres, comptera pour rien dans la construction de sa stature présidentielle. Il est vrai que disserter à l'envi sur la personnalité, disons « baroque », du prochain occupant du Bureau ovale est un dérivatif bien commode : cela dispense de s'interroger sérieusement sur les raisons de son élection. Oh, bien sûr, aussitôt le résultat connu, aussitôt l'improbable et l'impossible advenus, nombre de commentateurs ont dressé à la hâte une sociologie sommaire des électeurs du démon : des mâles blancs, déclassés ou en voie de paupérisation, plutôt peu éduqués. Bref, le gibier habituel des fascistes ou des crypto-fascistes. Peu importe qu'on se soit aperçu après coup que le futur président a également reçu le soutien d'une majorité de femmes blanches et d'une minorité non négligeable d'Hispaniques et de Noirs. Si cela fut mentionné, ici où là, ce fut avec une pointe d'incrédulité, parce qu'il le fallait bien (un fait est plus puissant qu'un Lord Maire) et en quelque sorte du bout des lèvres. Il est tellement plus confortable de caricaturer l'électeur et de le dépeindre comme le membre d'un groupe auquel il est honteux d'appartenir pour continuer à vivre engoncé dans ses certitudes.
Je ne suis pas aussi clairvoyant que tous les analystes chevronnés qui ont déversé leur science depuis l’élection de Trump afin d'expliquer pourquoi ils se sont trompés tout au long de la campagne, mais j'ose une hypothèse. Et si le succès de Donald Trump et celui de tous ceux qu'on dénomme « populistes » sur le Vieux Continent n'était pas dû, en premier ordre, à l'appauvrissement de la classe moyenne ? Et s'il y avait une autre raison, aussi importante, peut-être même plus importante ?
La mondialisation heureuse, nouvelle religion séculière, mâtinée d'un métissage présumé bienfaisant, dont le credo est une ode au « vivre ensemble » et le Pater Noster une glorification du profit, n'a pas seulement fait peser sur la classe moyenne une effroyable pression économique dans bon nombre de pays.
Cette paupérisation n'est d'ailleurs pas universelle ce qui la disqualifie en tant qu'unique élément d'explication. Ainsi, le Monde diplomatique rapportait-il, dans son édition du mois de novembre 2016, qu'au Royaume-Uni, entre 2005 et 2014, les revenus les plus élevés ont reculés tandis que ceux des 30 % les plus pauvres augmentaient nettement (chiffres émanant de McKinsey Global Institute). Les Anglais n'en ont pas moins voté pour le Brexit, décision « populiste » s'il en est aux yeux de l'oligarchie. Cette mondialisation s'est accompagnée d'une destruction minutieuse des identités et des systèmes de valeurs, littéralement broyés par une machine aveugle. Pas à pas, on a substitué à tout ce qui structurait la société et créait du lien entre les individus un ensemble de « non-valeurs » qui édicte que chacun a le droit de faire à peu près ce que bon lui semble, sauf tuer ou voler. Comme le relevait justement le professeur Harouel dans un récent ouvrage, en fait d'identité les nations occidentales n'en connaissent plus qu'une, celle des droits de l'homme, naguère conçus pour protéger les citoyens contre les excès d'autorité des gouvernants, mais aujourd'hui instrument d'impuissance collective (Jean-Louis Harouel, Les droits de l'homme contre le peuple, Desclée De Brouwer, 2016). L'individu ne se définit plus désormais que comme un réceptacle de droits, déconnecté ou presque de toute collectivité stable. L'homme, c'est évident, ne fut de toute éternité qu'une poussière dans le vaste univers. Mais l'arracher à ses appartenances contre sa volonté ou le blâmer de chercher à s'y raccrocher le rend plus seul encore, désespérément seul. Bien sûr, le déclassement économique engendre de la frustration et de la colère ; mais lorsque celui qui en est victime n'a plus aucune communauté pour lui tenir lieu d'épine dorsale, la misère matérielle se double d'une insoutenable misère morale. Pourtant, ce catéchisme de l'individu bardé de droits mais interdit d'identité, il n'est pas permis de le remettre en cause. Un Zemmour (que l'on apprécie le personnage ou non) en est la preuve, qui possède, pour ainsi dire, un banc à son nom à la 17ème chambre du tribunal de grande instance de Paris, chargée de connaître des délits de presse. Une nouvelle inquisition a rétablit le délit de blasphème (Anastasia Colosimo, Les bûchers de la liberté, Stock, 2016).
La déconstruction des systèmes de valeurs, dont la misère morale est la conséquence, n'est pas innocente. Elle vise à réduire l'individu à sa seule fonction de production, les droits qu'on lui confère n'étant que des hochets destinés à le centrer sur lui-même et à l'empêcher de penser collectivement. La recherche du profit n'est pas illégitime en soi, il s'en faut de beaucoup ; mais elle ne saurait constituer la boussole d'une existence pour les animaux grégaires que nous sommes. Des hommes ont pu sortir des tranchées au nom de la famille ou de la patrie, qui sont des idéaux transcendants, comme l'est la foi en Dieu. Mais personne ne se fera jamais tuer au nom de l'actionnaire, de 10 % de retour sur le capital investi ou de la maîtrise du déficit public. Ce pour quoi on est prêt à mourir est en fin de compte ce pour quoi on a envie de vivre. C'est cela aussi que dit l'élection de Donald Trump et la montée des « populismes » qu'ici ou là on évoque en se pinçant le nez parce que, n'est-ce pas, le peuple, on l'aime bien quand il est théorique et se résume à des chiffres, mais en vérité, il est stupide, bêlant, grossier, vulgaire et n'a pas à se mêler des affaires des grands.
Ce qu’a révélé cette élection, c'est un profond divorce au sein de la société, divorce qui n'est pas seulement de nature économique mais qui touche à la définition même de ce que nous voulons vivre ensemble par opposition à ce qu'on nous impose de vivre ensemble. Peu importent Donald Trump, Marine Le Pen, Viktor Orban et leurs semblables. Ce sont leurs électeurs qu'il faut écouter.
Comme le disait Lénine, qui n'est pas exactement ma tasse de thé, mais qui en l'occurrence avait raison, une révolution devient possible lorsque le peuple ne veut plus et que l'Etat ne peut plus. C'est à ceux qui ont créé les « populistes » de prendre acte sans tarder de leur retentissant échec, échec dont l'Union européenne, dans sa version actuelle, est en quelque sorte la maison témoin. Demain, il sera trop tard.
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