La localité de Sagallou (Sagallo) sur le golfe de Tadjourah a pendant très longtemps revêtu une importance particulière dans l’histoire de la région. En vous rendant à Tadjourah, n’hésitez pas à y faire une halte et vous imprégner de la beauté des paysages situés entre mer et montagnes, tout en appréciant l’hospitalité légendaire des habitants de cette contrée.
Groupés autour d’Achinoff et du père PAISSI, les popes élevaient leurs croix vers le ciel, tandis les cosaques radieux, groupés en carré, entonnaient à pleine voix des cantiques d’actions de grâce et de graves chants religieux pour célébrer l’heureux débarquement. Après ces remerciements au ciel, on décida de porter quelques toasts et de marquer cet instant d’allégresse par une distribution de vodka.
Mais que venaient donc faire ces Russes dans le golfe de Tadjourah ?
Depuis le congrès de Berlin en 1885 qui eut tant de conséquences sur l’histoire de l’Afrique, et le tracé de ses frontières, l’attention de la Russie, partie tardivement dans l’aventure coloniale fut éveillée et orientée sur l’Ethiopie. La Russie n’ayant jamais accepté la main mise de l’Italie sur les rives de la mer rouge et de la Corne de l’Afrique avec sinon la complicité, du moins la bienveillance de l’Angleterre, cherchait en effet un moyen depuis Pierre le Grand de pénétrer dans les mers chaudes.
La France de son coté, avait signé, en 1862 un traité avec les chefs Afar qui souhaitaient contrebalancer la puissance anglaise dans le Golfe. Traité qui cédait à la France le mouillage d’Obock et les territoires s’étendant entre le Ras DOUMEIRA et le Ras ALI. D’autres traités, avec le Sultan de Tadjourah, le sultan du Gobad et les chefs Issa lui cédaient également, en 1884 et 1885 les territoires de Sagallo, du Goubet et la côte du golfe de Tadjourah jusqu’au Ras de Djibouti. Enfin l’Italie, installée à Assab depuis 1869, avait occupé Massawa. Puis le traité d’Uccialli entre l’Ethiopie et l’Italie qui fut par la suite point de discorde et sujet de conflit, étendait la souveraineté de l’Italie sur toute l’Erythrée actuelle. Il ne restait donc plus grande place à prendre pour la Russie. Mais un certain général russe NICOLAÏEFF, qui avait « exploré » comme beaucoup d’autres à cette époque l’Afrique, avait été frappé au cours de ses séjours en Ethiopie, par les analogies entre le rite copte éthiopien et le rite orthodoxe russe dont les origines communes remontent à la période pré-islamique. Le fertile cerveau du général, qui se faisait fort d’obtenir l’accord du négus en place Johannes IV en lui offrant de le soutenir contre l’Italie, proposa au tsar de créer en Russie une sorte de mouvement qui se donnerait pour but de fonder en Ethiopie une communauté religieuse russe. Accompagné dans son voyage par un certain nombre d’émigrants, prélude à une installation plus solide et plus durable, ce projet devait à long terme déboucher sur un protectorat. Conquis probablement par la chaude éloquence de Nicolaïeff qui lui offrait un moyen véritablement providentiel et mystique de donner à la Russie la possibilité de satisfaire ses ambitions impériales en mer Rouge, le Tsar accepta. Le mouvement ne tarda pas à susciter l’enthousiasme d’un ecclésiastique russe, le Père Paissi qui reçut le titre d’Archimandrite. Cet excellent homme prêcha une véritable croisade et ne tarda pas à réunir un certain nombre de popes et de moines russes entraînés par leur foi. Pour les émigrants, ce fut une toute autre affaire. Nicolaïeff s’adressa à Achinoff qui avait en Circassie de sérieux démêlés avec le gouvernement du Tsar.
Pour ne pas attirer l’attention des puissances européennes, cette joyeuse compagnie devait voyager jusqu’à Port-Saïd sur un vapeur russe et, ensuite sur un navire autrichien, l’AMPHITRITE, affrété pour la circonstance. Le point de débarquement choisi, gardé soigneusement secret, était bien Tadjourah d’où il était possible d’atteindre le Choa par caravane et où on pensait que la France, non consulté, n’était pas encore bien installée.
Le navire russe, le CARMILOV, quitta Odessa le 22 décembre 1888. Les pauvres cavaliers cosaques, déroutés par le mal de mer, se soignèrent à la vodka jusqu’à Istanbul. Arrivé le 1er janvier à Port- Saïd, l’escale dura cinq jours pendant lesquels les agents de police de la ville furent sur les dents pour ramener, disent les journaux de l’époque, les cosaques de l’expédition trouvés ivres morts dans les rues de la ville.
L’embarquement, non sans mal, d’Achinoff et ses cosaques à bord de l’Amphitrite à Port-Saïd avait causé une certaine sensation dans les chancelleries européennes. Le gouvernement italien avait donné l’ordre à un aviso stationné en mer Rouge de suivre les cosaques et de leur interdire tout débarquement.
De son côté, le gouvernement français avait prévenu, M. Lagarde, gouverneur d’Obock à l’époque, de ne laisser passer que des voyageurs sans arme et à destination de l’Ethiopie. Il devait s’abstenir de toute relation officielle avec Achinoff. L’aviso français, LE METEORE, était en surveillance à proximité immédiate du port d’Obock. Mais l’Amphitrite entrant dans le golfe de Tadjourah dans la nuit du 16 au 17 janvier, réussit en passant plus au sud à déjouer la surveillance des Français et à débarquer tout son monde armé à proximité de Tadjourah comme indiqué plus haut. Qu’advint-il ensuite ? Les choses, bien sûr, avec une telle troupe se gâtèrent.
Achinoff qui campait aux alentours de Tadjourah et jugeant à juste titre sa sécurité précaire, investit après quelques jours de pérégrination dans la région, l’ancien fort égyptien de Sagallo à l’ouest de Tadjourah, au sud d’Ambabo, fort qui était vide d’occupants. Le déménagement fut aussitôt entrepris et le 28 janvier, l’expédition, après avoir loué deux grands boutres pour transporter les bagages, atteignait le fort qui fut baptisé : La Nouvelle Moscou. C’était leur qu’ils la prirent, une vieille construction à demi ruinée, construite sous l’occupation égyptienne par les soldats du Khédive. La façade de la redoute, tournée vers la mer, représentait un blockhaus construit avec des galets. Au milieu, on voyait une grande porte surmontée d’une tourelle et toute cette façade était percée de meurtrières. Les trois autres côtés formaient des murs unis bâtis avec les mêmes matériaux. Ils étaient entourés d’un fossé. On arbora en grande pompe le pavillon russe sur la tourelle et une chapelle fut aménagée sur la terrasse. Le lendemain de l’occupation Atchinoff fi t commencer les réparations du fort. Mais ces travaux de terrassement sous le clément soleil de janvier n’étaient guère ce que souhaitaient nos ardents et valeureux cosaques. La discorde sourdait parmi la troupe.
Bien évidemment, la nouvelle du débarquement était parvenue à Obock et le jour même, le Météore envoyait à Achinoff un officier qui lui faisait connaître les ordres du Gouverneur Lagarde : ne commettre aucun acte hostile contre les habitants ou le territoire, faute de quoi, les forces françaises seraient obligées d’agir contre lui en vertu des accords passés avec le sultan et les chefs locaux. D’Obock la nouvelle avait par télégraphe atteint l’Europe et la presse italienne se déchaîna contre la France l’accusant de favoriser la pénétration russe. Elle avait fait savoir d’ailleurs qu’elle s’y opposerait par la force s’il le fallait par l’intermédiaire de son allié, le Sultan de l’Aoussa. A Tadjoura, les choses, nous l’avons vues, empirèrent rapidement. Aux débordements des soldats, s’ajoutait la présence du drapeau russe sur le bastion. Les autorités françaises demandèrent d’y adjoindre les couleurs françaises. Les Russes refusèrent affichant ainsi leur détermination de prendre pour leur compte et définitivement cette parcelle de terre.
Fort de ces renseignements, le gouvernement français décida d’agir sans délai et de redresser la situation. Il donna l’ordre à l’amiral Orly, commandant la flotte du Levant, de se rendre à Obock avec le Seignelay et le Primauguet et envoya le 8 février ses instructions à Lagarde. Elles se résumaient ainsi : donner l’ordre à Achinoff d’amener le pavillon russe, de rendre les armes et de grouper son expédition sur la plage d’où elle serait embarquée pour Suez. Si ces conditions n’étaient pas acceptées, la force serait utilisée. Le 16 février 1889, le Seignelay et le Primauguet mouillaient sur la rade d’Obock et après avoir embarqué le gouverneur Lagarde, la division navale arriva devant Tadjourah. Un officier fut dépêché à terre pour parlementer. A ce stade de l’affaire, on pouvait penser que devant se déploiement de force, notre cosaque se rendit à la raison d’autant que son clergé l’y incitait vivement. Et bien non, stimulé par les pillages de caravanes qui avaient repris de plus belle et sous l’effet de l’éloquence de monsieur, et surtout madame Achinoff, les cosaques ne voulurent rien entendre. Ils reçurent très mal l’officier français, prétendirent agir sous les ordres du Tsar et ne devant recevoir que des ordres de lui seul et pour convaincre l’officier français de sa détermination, ils firent découvrir une mitraillette. L’officier français tenta de poursuivre l’entretien et demanda à Achinoff de vouloir prendre connaissance des dépêches échangées entre les deux capitales et de l’intention de la Russie de les faire rapatrier immédiatement. Rien n’y fit : Achinoff rompit les pourparlers et sa femme appela ses cosaques aux armes. L’officier fi t son rapport dès son retour à bord et après une brève conférence entre Lagarde et Orly, ordre fut donné d’ouvrir le feu sur le bastion.
P. G.
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