Cette histoire commence comme un conte de fées. Dans notre merveilleuse démocratie, tout allait pour le mieux. La presse était libre, le citoyen informé et le pouvoir impartial. Mais c’était trop beau. Imprudente, la démocratie n’a pas senti venir l’ennemi. Tapi dans l’ombre, il était prêt à fondre sur sa proie. Qui ? Le Russe, bien sûr. Il a fallu que ce barbare vienne gâcher la fête en propageant ses odieux mensonges. Heureusement, montant son blanc destrier, notre héroïque ministre de la culture a donné l’alerte : « La manipulation de l’information, dit-elle, est un poison lent qui abîme notre vie démocratique. L’attitude liberticide, face aux dangers actuels, c’est la passivité ».
Réagir, oui, mais comment ? Présentant le projet de loi « contre les fake news », rebaptisé projet de loi « contre la manipulation de l’information », Françoise Nyssen a employé un argument de poids : « La capacité de discernement des citoyens ne suffit plus » On avait pourtant pris toutes les précautions possibles, dans les hautes sphères, pour inciter les gueux à se comporter comme des moutons. Contrôle de 95 % de la presse traditionnelle par une dizaine de milliardaires, ligne éditoriale uniforme calquée sur l’agenda libéral-atlantiste, subventions publiques réservées à des médias orthodoxes ou inoffensifs : au paradis des droits de l’homme, tout était verrouillé. Manifestement cela n’a pas suffi. Pour ramener le troupeau, il va falloir trouver autre chose. On va les aider à penser comme il faut, ces manants, car ils ont la fâcheuse manie de s’égarer sur la Toile pour entendre un autre son de cloche.
Dans un vibrant hommage aux officines chargées de diffamer toute pensée dissidente (le « Décodex » du Monde et le « Check News » de Libération), la ministre de la culture révèle alors le fond de sa pensée : puisque « leur capacité de discernement ne suffit plus », il importe absolument de « former les citoyens ». D’habitude, cette formation commençait et finissait avec l’école. Mais il est clair que c’est insuffisant ! Les citoyens ayant vraiment tendance à mal voter (référendum de 2005, Brexit, Italie), il va falloir les rééduquer.
Comment ? En les orientant vers les bons médias, ceux qui ne mentent jamais.
On pensait jusqu’à présent que les citoyens étaient assez grands pour faire leur choix parmi les organes d’information. C’est fini. Le gouvernement, dans son infinie bonté, les exonère de cette lourde tâche. Il va désormais leur signifier qui il faut lire, écouter à la radio ou regarder à la télévision.
Pour clarifier les choses, Françoise Nyssen a précisé que la future loi contre la manipulation de l’information, évidemment, ne concernait pas « les journalistes de la presse professionnelle ». Ne mélangeons pas les torchons et les serviettes ! Il n’est pas question de mettre en cause le « professionnalisme » de ceux qui ont affirmé, par exemple, que le régime de Bachar Al-Assad allait s’écrouler sous quinze jours, ou que la Russie avait assassiné le journaliste Arkadi Babchenko, qui ressuscita au deuxième jour d’une mare de sang de cochon. Sans parler du « charnier de Timisoara », des « couveuses de Koweit City », de la « fiole de Colin Powell » et des innombrables bobards colportés avec zèle par des médias pour qui professionnel est synonyme de mercenaire.
Bref. Si cette presse était passionnément attachée à la distinction entre le vrai et le faux, cela se saurait.
Mais peu importe. Pour nos dirigeants, c’est comme un théorème : les médias qui ont la confiance du ministre de la propagande ne mentent jamais. Puisqu’on vous le dit, c’est que c’est vrai. D’ailleurs, cette presse que le monde nous envie a deux caractéristiques qui en garantissent l’indépendance : elle appartient à la bourgeoisie d’affaires et elle reçoit des subventions du gouvernement. Double certificat de vertu ! Ce n’est pas comme si elle était animée par des bénévoles qui prennent des risques et ne gagnent pas un sou. On peut toujours rêver d’un monde meilleur sous d’autres latitudes, mais le système médiatique des « démocraties » repose à la fois sur la concentration capitaliste et la faveur du pouvoir. Un « bon journal » est un journal qui dit ce qu’il faut dire, et à qui l’État donne les moyens d’éliminer la concurrence.
Le projet de loi contre les « fake news » ne déroge pas à cette règle, qui est de l’ordre de la structure. Il a pour seul objectif de garantir l’homogénéité de la sphère médiatique, indispensable à la promotion de l’idéologie libérale, européiste et atlantiste. En incriminant les médias russes, l’exécutif français fait coup double : il sanctionne la Russie tout en diffamant la concurrence. Mais tous les médias citoyens sont dans la ligne de mire, car ils échappent à la double emprise du capital et du pouvoir. Ajoutée au déclin des médias classiques, la liberté conquise sur Internet effraie des élites qui voient le contrôle de l’opinion leur échapper. La propagation de fausses nouvelles nuit gravement à la démocratie, certes. Mais quand on prétend exercer le monopole de la vérité, c’est que le règne du mensonge n’est pas loin. Et ces médias « professionnels » qui ne cessent de mentir au profit des puissances d’argent en savent quelque chose.
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