Ce que l’on appelle désormais l’affaire Benalla se révèle à chaque jour plus complexe. Commencée comme une simple affaire de violences sur manifestants, assortie d’usurpation de fonction, elle devient aujourd’hui, au fil des révélations des uns et des autres, une affaire impliquant les sommets de l’État. Qu’il s’agisse de la responsabilités des personnes qui ; ayant eu connaissance de cette affaire [1], l’ont cachée à la justice, jusqu’aux « privilèges » dont Monsieur Benalla jouissait, comme ce logement de fonction dans une dépendance de l’Élysée quai Branly [2] ou cette accréditation à l’Assemblée Nationale qui a mis Christian Jacob (le responsable du groupe LR à l’Assemblée) en fureur [3], nous allons d’énormités en énormités. Cette « affaire » est aujourd’hui bien autre que le cas de Monsieur Benalla. Elle est devenue de fait une affaire d’État. La gestion de la communication, ou plutôt de la non-communication, par l’Élysée y a certes contribué. On savait M. Bruno Roger-Petit mauvais chroniqueur footballistique et piètre journaliste ; il s’avère un calamiteux responsable de la communication.
Cette « affaire » se révèle en fait comme une série de poupées gigognes. Il faut les examiner avec soin. Car elles révèlent alors comment on est passé d’un simple scandale à une véritable affaire d’État, et d’une véritable affaire d’État à une crise de régime.
LES MÉFAITS DE BENALLA
Au départ, cette affaire est donc une affaire de violence en réunion. Deux « chargés de mission » de l’Élysée, Alexandre Benalla et Vincent Crase, violentent deux manifestants lors de la manifestation du 1er mai sur la place de la Contrescarpe. Alexandre Benalla aggrave son cas par le port d’un brassard de police. Il est donc désormais poursuivi pour « violences par personne chargée d'une mission de service public », « usurpation de fonctions » et « usurpation de signes réservés à l'autorité publique » [4]. Les faits sont très graves. Outre les violences commises par M. Benalla, le port du brassard de police sans en avoir le droit est un délit au regard du droit français. Rappelons que l’usurpation de fonctions constitue un délit couvert par l’Article 433-12 du CP et passible d’une peine de 3ans de prison et de 45 000 € d’amende.
Alexandre Benalla, présenté comme un simple « chargé de mission », avait des fonctions plus importantes à l’Élysée que ce qui a été initialement avoué. Des photos témoignent d’ailleurs qu’il joue bien plus le rôle de « garde du corps » officieux d’Emmanuel Macron. Il fut aussi vu dans l’autobus qui, le lundi 17 juillet, emmena l’équipe de France dans sa descente des Champs Élysées, ce qui montre qu’il avait conservé toute la confiance de ses chefs en dépit, là aussi, de ce qui a été dit par la cellule de communication de l’Élysée. Le fait qu’il ait pu demander, et obtenir [5], de trois responsables de la police [6] les bandes de vidéosurveillance qui couvraient ses violences à la Contrescarpe est une autre preuve de l’importance du personnage. Ces trois policiers ont été suspendus. L’avocat de l’un d’entre-eux, Maître Thibault de Montbrial, a rapidement réagi sur Twitter, affirmant que son client entendait notamment s’exprimer sur «la proximité (...) entre la plus haute hiérarchie policière et M. Benalla » [7].
M. Benalla, d’ailleurs, ne se privait pas de se réclamer de cette « proximité » pour s’arroger le droit de donner des ordres aux policiers sur le terrain…
QUI SAVAIT QUOI ?
Mais, derrière les faits reprochés à M. Benalla, se trouve posée la question de « qui savait quoi ». Il est évident que le Ministère de l’Intérieur a été très rapidement au courant. Le Préfet de Police dès le 2 mai, et le Ministre lui-même (et son chef de cabinet) sans doute le 4 mai. De même, le Directeur de Cabinet de l’Élysée, Monsieur Patrick Strzoda, ancien préfet, ancien directeur de cabinet de M. Bernard Cazeneuve, était au courant dès le 4 mai. Il a d’ailleurs prononcé une « sanction interne » de 15 jours de suspension contre M. Benalla.
Or, les faits reprochés à M. Benalla excèdent de loin une simple sanction interne. Le Parquet aurait dû être mis au courant immédiatement. Il ne l’a pas été, ce qui constitue une dissimulation de délit. Or, appelons que la non-dénonciation de délit de la part d'un fonctionnaire dépositaire de l'autorité publique, constitue un délit couvert par l’Article 40 du CP. Tous les fonctionnaires ayant eu à connaître cette affaire et ayant gardé le secret sont donc susceptibles de poursuites au regard de l’Article 40 du CP. Le délit de non-dénonciation semble être en l’occurrence parfaitement constitué. Mais, compte tenu du rang de ces fonctionnaires, l’affaire devient ici clairement politique. Les démissions du Préfet de Police, du Directeur de Cabinet de l’Élysée et de celui du Ministère de l’intérieur s’imposent.
Quant au Ministre lui-même, M. Gérard Collomb, il sera entendu dès lundi par la Commission d’enquête mais lui aussi, s’il n’avait ne serait-ce qu’une once d’honneur, devrait démissionner. En effet, il est impossible que M. Benalla ait pu commettre les faits qui lui sont reprochés sans une connivence avec les hautes autorités policières et, de cela, M. Gérard Collomb ne pouvait pas ne pas en avoir été tenu au courant.
LE PRÉSIDENT MIS EN CAUSE
Il y a pire. Monsieur Patrick Strzoda, Directeur de Cabinet du Président de la République aurait, lors d’une audition volontaire et selon Mme Geraldine Woessner, journaliste à Europe-1, aurait affirmé avoir prévenu le chef de l’État des faits qui sont aujourd’hui reprochés à M. Benalla. Les conséquences de ceci sont évidentes.
Soit il a prévenu Emmanuel Macron dès le 4 mai, et alors ce dernier, en temps que Premier Magistrat, garant de l’indépendance de la Justice, doit s’expliquer, soit il n’a prévenu le Président que le 19 juillet, et donc il a commis clairement le délit de non-dénonciation. Si nous sommes dans le premier cas, Emmanuel Macron a commis une forfaiture. Nous en sommes là !
Sur le fond, l’Assemblée Nationale ne peut, de par la Constitution, interpeller le Président de la République. Ce dernier pourrait envoyer le Premier-ministre pour s’expliquer, voire le Ministre de l’intérieur, en dépit du discrédit et de l’opprobre qui le touchent. En s’y refusant, non seulement il fait preuve d’une étrange lâcheté mais il prend le risque d’accréditer les rumeurs les plus pernicieuses. Comme, par exemple, celle qui veut qu’il aurait constitué une sorte de police parallèle hors de contrôle des institutions (et le trio infernal Benalla, Crase et Mizerski ainsi que leurs contacts dans la police donnent une certaine crédibilité à cette rumeur), ou bien que les privilèges et la protection dont jouissait M. Benalla s’expliqueraient par la proximité personnelle qu’il entretenait avec le Président.
Dans tous les cas, le silence d’Emmanuel Macron n’est pas simplement un acte de mépris envers la représentation nationale, mais c’est aussi un acte d’autodestruction.
Quand Jean-Luc Mélenchon parle de « Watergate à la française » à propos de cette affaire, il a à l’évidence raison [8]. D’un « simple » cas de violence et d’usurpation de fonction, elle est devenue, du fait des dissimulations des uns et des autres, une véritable affaire d’État. Elle débouche aujourd’hui sur une véritable crise de régime.
[6] Dont le contrôleur général Laurent Simonin et le commissaire Maxence Creusat, tous les deux membres de l’état-major de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) à la préfecture de police. https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/07/20/affaire-benalla-trois-responsables-policiers-ont-ete-suspendus_5333963_3224.html
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