Il y avait comme un « un écho lointain et assourdi de la mort du général de Gaulle », dira Jean-Louis Bourlanges. Ce 11 janvier 2010, un cercueil recouvert du drapeau tricolore entre dans la cour d’honneur des Invalides, au son de la Marche funèbre. Malgré le froid polaire, les plus hauts dignitaires de l’État ont fait le déplacement. Trois présidents de la République – Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac, Valéry Giscard d’Estaing -, cinq premiers ministres – François Fillon, Jean-Pierre Raffarin, Alain Juppé, Laurent Fabius et Pierre Mauroy. Tous sont venus rendre hommage à l’homme du « non » à Maastricht, décédé subitement d’un arrêt cardiaque le 7 janvier.
Quelque part là-haut, dans un brouillard de fumée, Philippe Séguin enchaîne les gauloises. Avec ses yeux de Droopy, le colosse à la barbe mal taillée observe la scène. L’enfant de Tunis, l’orphelin dont le père est mort en héros à la guerre ne peut être que bouleversé par les honneurs de la République. Mais, comme toujours avec ce sentimental atrabilaire, la colère chasse l’émotion. Soudain, le volcan entre en éruption : son cendrier vole dans les nuages, sa voix caverneuse fait trembler le ciel. Sa rage est d’abord dirigée contre lui-même. Est-il passé à côté de son destin ? Par ses faiblesses, a-t-il privé la France de sa stature d’homme d’État ? Elle est aussi dirigée contre ses pairs qui le célèbrent après avoir combattu et marginalisé ses idées. « La politique est comme la vie : chacun porte sa part de mauvaise conscience. Et Philippe Séguin, assurément, était la mauvaise conscience de la droite. En mourant, il est devenu son remords », écrit Arnaud Teyssier dans une biographie appelée à faire référence, qui vient de paraître aux Éditions Perrin : Philippe Séguin, le remords de la droite. Avec empathie et distance, il y dresse le portrait contrasté d’une personnalité hors du commun. Aussi massif physiquement qu’il était fin d’esprit. Aussi incommode et impétueux qu’il pouvait être doux et chaleureux. Orateur de génie qui emportait les foules et intellectuel de la politique capable de percées conceptuelles.
Philippe Séguin était « une voix, un ton, un style ». Mais derrière la figure d’exception, Arnaud Teyssier fait également le récit et le bilan de trente ans de vie politique française. À travers le destin inachevé de Séguin, il nous raconte la « dégaullisation », puis la décomposition de la droite française. Et, plus largement, la dégénérescence de nos institutions et de notre démocratie.
Huit ans après la mort de Séguin, la question est désormais de savoir s’il était le dernier homme politique de son espèce, l’ultime représentant d’un monde ancien ou si son héritage est encore fécond, sa vision, souvent jugée prophétique, susceptible d’éclairer l’avenir. « Philippe n’a pas écrit de Petit Livre rouge. Le séguinisme, c’était d’abord une tempête », avait déclaré son ami Jean de Boishue, peu après sa mort.
« IL AIMAIT LE FOOTBALL, MAIS CE N’ÉTAIT PAS UN AVANT-CENTRE »
« Séguin était un astre solitaire comme aurait pu le rester Clemenceau ou le général de Gaulle s’il n’y avait pas eu la guerre », analyse aujourd’hui l’essayiste Nicolas Baverez, qui fut son stagiaire à l’ENA, puis l’un de ses plus proches collaborateurs. Pourtant, entre 1990 et 1997, il y eut « un moment Séguin ». Malgré son aversion pour les courtisans et les « écuries », le maire d’Épinal avait su entraîner et inspirer toute une génération de jeunes gens brillants qui s’étaient rangés spontanément derrière son panache. Parmi eux, des militants et des politiques, mais aussi des journalistes et des intellectuels. On peut citer, parmi beaucoup d’autres, Henri Guaino, François Fillon, Roger Karoutchi, Paul-Marie Coûteaux, Jean-Christophe Comor, Éric Zemmour. Tout a commencé le 11 février 1990, dans l’immense hall bondé du Bourget, lors des assises du RPR. Le discours de Séguin ce jour-là a fait date. David Desgouilles, aujourd’hui chroniqueur politique, s’en souvient comme si c’était hier. Il avait 18 ans. « J’ai tout de suite senti que c’était derrière cet homme-là que je devais me battre », explique-t-il.
Cependant, c’est un autre discours qui fera entrer Séguin dans l’histoire. Celui du 5 mai 1992, à la tribune de l’Assemblée nationale. Pendant près deux heures trente, Séguin va se battre pour convaincre les députés des risques économiques, sociaux et politiques liés au traité de Maastricht. Vingt-cinq ans plus tard, pour la France du « non », ce discours sonne comme une prédiction d’oracle. « C’est la plus belle campagne que j’ai faite de ma vie. C’était celle qui avait le plus de signification, qui ressemblait le plus à la politique à laquelle je crois, se souvient Henri Guaino, qui a contribué à la rédaction du discours de Maastricht, son premier. Il ne s’agissait pas du destin des uns ou des autres, mais de gagner ou de perdre pour une idée que nous nous faisions de notre pays. » Le 3 septembre 1992, Séguin, sans doute trop respectueux du vieux président très malade, rate son face-à-face avec François Mitterrand. La campagne se termine néanmoins en apothéose le 12 septembre, avec le meeting du Zénith de Paris. Devant 6 000 personnes, les « trois conscrits de Maastricht » – Villiers, Pasqua, Séguin – se succèdent à la tribune comme des rock stars. Le 20 septembre, le « oui » l’emporte à 51 %. C’est, malgré tout, un succès inespéré pour Philippe Séguin qui, l’année suivante, est élu président de l’Assemblée nationale. Il devient une personnalité politique incontournable.
« IL AVAIT TOUT POUR FINIR DANS LA COUR DES GRANDS, IL A FINI À LA COUR DES COMPTES » PHILIPPE DE VILLIERS
Puis, entre la nomination de Juppé à Matignon en 1995 et le discours d’Aix-la-Chapelle en faveur de la monnaie unique, la démission fracassante de Séguin du RPR et sa campagne « sacrificielle » pour la mairie de Paris, ses fidèles se découragent un par un. Jean-Christophe Comor, fondateur du mouvement des jeunes séguinistes, le RAP (Rassemblement pour une autre politique), qui a compté jusqu’à 1 500 adhérents de moins de 25 ans, se souvient du jour où il a claqué la porte. Séguin était venu annoncer, sur le plateau du dernier « 7 sur 7 » d’Anne Sinclair, qu’il allait « mettre de l’eau de son vin ». « Moi qui suis vigneron je peux vous dire que ce n’est pas possible ! », s’amuse celui qui a aujourd’hui troqué la politique pour les vendanges. Dans sa lettre de démission, il rappelle à Séguin l’une de ses propres formules : « Ne transigez sur rien. » En 2002, Philippe Séguin fait ses adieux à la politique et retourne à la Cour des comptes, son corps de sortie de l’ENA, dont il deviendra le premier président en 2004. Il n’adhérera jamais à l’UMP qu’il considère comme une coalition d’intérêts dépourvue de toute vision. « Il avait tout pour finir dans la cour des grands, il a fini à la Cour des comptes », se désole Philippe de Villiers. Pour Paul-Marie Coûteaux, Séguin est l’homme des occasions manquées. « Il aimait le football, mais ce n’était pas un avant-centre », ironise-t-il.
Orphelins, comme leur père spirituel, les enfants de Séguin ont fini par tracer leur propre chemin. Dans un best-seller écrit au scalpel, La France qui tombe, Nicolas Baverez a analysé avec une précision d’entomologistes les conséquences du traité de Maastricht. Henri Guaino est resté l’un des plus fidèles à la philosophie politique de Séguin. Mais, comme le souligne Arnaud Teyssier, le président de l’Assemblée nationale était un vrai homme politique tandis que Guaino, malgré diverses aventures électorales, est resté avant tout un intellectuel. Ironie du sort, il a achevé, comme Séguin, sa carrière politique dans une élection parisienne qui a viré à la farce. Lui aussi est retourné à la Cour des comptes.
François Fillon et Philippe Séguin – Crédits photo : Elodie GREGOIRE/REA
François Fillon a réussi là où Séguin avait échoué : devenir premier ministre. Cela s’est fait au prix d’une nette prise de distance avec les idées sociales et souverainistes de son mentor. En 1995, il avait choisi Balladur contre Chirac et Séguin. En 2017, le candidat des Républicains à la présidentielle s’est davantage inscrit dans la filiation de Thatcher que dans celle de Séguin. « Si Philippe Séguin avait vu le débat de la primaire où François Fillon et Alain Juppé ont débattu un long moment pour savoir s’il fallait supprimer 500.000 ou 300.000 fonctionnaires, il aurait probablement été hors de lui, analyse Teyssier. Bien qu’il fût président de la Cour des comptes, il considérait que lorsque la France était dans une situation difficile sur le plan de la solidité de la société, ce qui est le cas aujourd’hui, les discours comptables n’étaient pas primordiaux. » Cet économisme sans âme a peut-être coûté son élection à François Fillon. Car les catégories populaires lui ont préféré Marine Le Pen qui se présentait comme une candidate souverainiste.
LA DERNIÈRE FIGURE DU MONDE D’HIER « LA DROITE ET LA GAUCHE SONT DEUX DÉTAILLANTS QUI ONT LE MÊME GROSSISTE, L’EUROPE »
S’il a combattu Jean-Marie Le Pen durant toute sa carrière, Séguin avait pressenti très tôt que la « dégaullisation » du RPR conduirait le FN à recueillir jusqu’à 40 % des suffrages. Il ne se doutait pas, en revanche, qu’il deviendrait lui-même une référence pour ce parti longtemps antigaulliste. « Il y a eu le piratage d’un héritage gaulliste dont Séguin était le représentant le plus brillant depuis de Gaulle, analyse encore Teyssier. Lorsqu’il y a piratage, il y a les pirates et ceux qui se laissent pirater. Quand vous laissez vos trésors sur la plage, les pirates n’ont pas besoin de prendre d’assaut le vaisseau. » L’effondrement de Marine Le Pen lors du débat de l’entre-deux-tours montre que l’appropriation de l’héritage gaullo-séguiniste par le FN reste superficiel. Cependant, l’élimination des Républicains dès le premier tour et la relative percée du Front national marquent un tournant inédit dans le paysage politique.
La victoire de Macron dans le lexique séguiniste signifie « la disparition pure et simple de la politique diluée dans la gouvernance ». « La droite et la gauche sont deux détaillants qui ont le même grossiste, l’Europe », prédisait-il, bien avant la victoire du candidat En marche ! Marie-France Garaud abonde dans ce sens : « Dans une démocratie, le pouvoir appartient au peuple. On s’imagine aujourd’hui qu’on peut façonner le peuple de manière extérieure à sa propre volonté. » Dans le nouveau monde, Séguin serait condamné à n’être qu’une nostalgie. La dernière figure du monde d’hier. À moins qu’un néo-séguinisme ne soit précisément le négatif du projet économico-européen d’Emmanuel Macron. Arnaud Teyssier note que, dans la nouvelle génération, « les 25-30 ans, qui ne l’ont pas connu, sont fascinés par lui ».
Nés après la chute du mur de Berlin, ces enfants de la globalisation « sont orphelins d’un certain gaullisme ou d’une certaine conception de la nation et de l’histoire ». Rien à voir avec ces barons de la politique qui invoquent la figure de Philippe Séguin comme un signe extérieur de gaullisme populaire et social.
« La doctrine gaullienne n’a probablement jamais été aussi actuelle depuis la fin des années 1950-1960. C’est sans doute dans cette philosophie politique qu’il faut aller chercher les réponses aux défis de notre temps, veut croire Henri Guaino. C’est tout le paradoxe de cette famille politique qui s’est dissoute dans l’UMP et qui a complètement disparu au moment où ce qu’elle portait était le plus en accord avec les circonstances : l’époque, les désordres du monde et les défis du moment. » Ce que résume Louis de Bonald, cité par Arnaud Teyssier au début de son ouvrage : « Il y a des hommes qui, par leur sentiment, appartiennent au temps passé et, par leurs pensées, à l’avenir. Ceux-là trouvent difficilement leur place dans le présent. »
A.D.
Article extrait du journal « Le Figaro » avec l’autorisation de l’auteur.
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