Curieusement, je sentis tout de suite que ce que décrivait Dostoïevski était profondément vrai, et de plus éprouvé, passé au creuset de son expérience et de sa souffrance personnelle, je l’ai souvent vérifié dans la suite de ma vie, et pas seulement chez les Russes. Obnubilée par mes découvertes, je passai à côté de la littérature française du XIX° siècle, que j’abordai beaucoup plus tard, bien qu’elle fût « au programme ».
La littérature française me paraissait profondément déprimante mais pas Dostoïevski. Pourquoi ? Parce que les marionnettes humaines de Dostoïevski, tirées à hue et à dia par le diable, s’agitaient, comme dans un théâtre d’ombres, sur un grand fond de lumière, et dans nos grands romans de la même époque, il n’y avait pas de lumière du tout. Je me demandai comment j’avais pu trouver le christianisme mièvre et poussiéreux.
Le monde où j’avais grandi, mis à part nos drames familiaux en cascade, ne m’avait jamais offert le spectacle d’aucune cruauté, ni mentale, ni physique, et je ne m’y étais jamais senti en réel danger. J’y trouvais une certaine poésie, par inclination naturelle à la transmutation des matériaux à ma disposition, mais dans l’ensemble, plus on avançait dans les années soixante et moi dans l’adolescence, plus il me paraissait désespérément limité, banal, moche et vulgaire.
De plus, j’avais entendu pas mal de récits sur les horreurs de la guerre et de la libération, et il me semblait que cette sécurité et cette douceur de vivre, cette gaité artificielle, cette insouciance un peu crétine nous dérobaient l’essentiel de la vie, sa vérité profonde. Grâce aux Russes, je découvrais le monde tel qu’il était : le théâtre de la guerre éternelle entre le bien et le mal, et non pas une parenthèse sociale où les lendemains qui chantent faisaient la ronde avec les droits de l’homme, sous les sourires attendris des abbés à la guitare et les pluies de fleurs des hippies débutants.
Quand j’allai étudier le russe à Paris, j’avais déjà décidé de me convertir dès que je mettrais la main sur un starets Zossime. Mais curieusement, les orthodoxes russes de ma connaissance ne se pressaient pas du tout de m’accueillir à bras ouverts dans leur Église. Ils considéraient qu’une Française n’avait rien à y faire. Mon professeur de russe d’alors, madame Marcadé, rêvait de me faire écrire une thèse sur les icônes du père Grégoire et, pour ce faire, m’emmena à l’église de la Sainte Trinité, à Vanves, afin de me familiariser avec elles et de me présenter le père Serge Chevitch. Je travaillais alors déjà un peu avec Léonid Ouspenski, qui, m’ayant vue arriver vêtue de noir avec une croix d’argent, m’avait considérée avec une certaine ironie, muette, comme il convenait à cet homme très taciturne, mais éloquente.
Le père Serge me fit l’effet d’une apparition, ce petit vieillard à la barbe et aux cheveux blancs, aux yeux bleus malicieux, au visage pétri d’un rayonnement subtil que je n’avais jamais vu à personne. « Le père Serge enseigne sans parler », disait de lui son fils spirituel, le père Jean. C’était là le starets Zossime que je cherchais partout. Mais il ne se pressa pas de « m’adopter » spirituellement et m’expédia au Skite du Saint-Esprit, au Mesnil-Saint-Denis. J’y fus accueillie par le père Barsanuphe, auquel mon look monastique, pourtant inconscient, fit le même effet qu’à Léonide Ouspenski. Le père Barsanuphe me fit également grosse impression, car, bien que Français, il avait le physique d’un bogatyr russe, quelque chose d’impérieux et d’ascétique, bref, je ne me trouvais plus dans le même univers qu’au catéchisme de ma petite ville.
Je pris l’habitude d’aller régulièrement au Skite avec une amie, et le père Barsanuphe, nous servant dans sa maisonnette glaciale du thé Lapsang-Souchong, nous enseignait à travers des discussions, où beaucoup de mes questions trouvaient des réponses. Je lus avec émotion les Récits d’un Pèlerin russe et un condensé photocopié des écrits de saint Silouane, et aussi les entretiens de saint Séraphim avec Motovilov. Mais la Philocalie restait hors de ma portée. J’avais dix-huit ans, j’étais romanesque et ne me voyais pas en ascète, le père Barsanuphe non plus, d’ailleurs. Je ne comprenais pas vraiment les différences entre le catholicisme et l’orthodoxie d’un point de vue dogmatique. J’étais sensible, comme les émissaires de saint Vladimir à Constantinople, à la beauté des rites et des chants, des églises enluminées, des chasubles et des cierges, et la théologie ne m’était accessible qu’à travers les icônes. Pourtant, à y bien réfléchir, la liturgie à Vanves, ce n’était pas la même chose qu’à la cathédrale de la Dormition du Kremlin, avec le patriarche. C’était une très pauvre paroisse dont les ornements essentiels (c’est le mot) étaient les icônes du père Grégoire et la présence de père Serge, si discrète et pourtant si lumineuse et impressionnante.
J’avais de plus, un tempérament archaïque.
Et l’orthodoxie m’offrait quelque chose de difficile à trouver chez nous, en dehors du domaine de la gastronomie : une tradition intacte, vivante qui plongeait directement dans le fin fond des siècles. D’une certaine manière, on pouvait dire que j’avais été élevée par des gens assez vieille France. Mais ils ne m’avaient pas transmis de véritable tradition, parce que, comme beaucoup de gens de leur génération, issue du XIX° siècle, ils croyaient dur comme fer au Progrès. Mon grand-père avait un immense mépris pour les paysans, il avait l’impression de s’être élevés bien au-dessus d’eux. Ma grand-mère était issue d’un milieu d’ouvriers honnêtement enrichis par leur travail acharné. Et je sentais derrière moi comme une sorte de rupture, je cherchai sous mes pas du terreau, afin de m’enraciner pour mieux pousser vers le ciel.
J’aimais cette conception réunifiée qu’avait l’orthodoxie de l’univers, les liens subtils qui faisaient de chaque paroisse un microcosme, j’aimais le sens qu’elle donnait à toute chose et à chaque geste, j’aimais sa gravité et sa lumière. Le fait qu’elle fût hors du temps me réinscrivait dans une continuité, me rendait perceptible le mystère du temps. Le monde orthodoxe était pour moi pareil à une immense cathédrale dont chaque élément occupait une place nécessaire et complémentaire des autres éléments, qu’ils fussent contemporains ou antérieurs.
Cependant, quand j’entrai dans l’orthodoxie, à dix-neuf ans, le jour de la Théophanie, j’éprouvai un sentiment de panique.
Et j’amorçai mon retour progressif dans l’Église, et un approfondissement spirituel qui dure encore. Ce retour dans l’Église s’accompagna d’un retour vers la Russie, où je finis par aller vivre et où, peu à peu, je me rendis compte que ces racines spirituelles orthodoxes que j’avais poussées, d’une façon mystérieuse, avaient rejoint mon histoire française et l’avaient intégrée. La greffe avait pris. Il m’est arrivé de penser que si j’avais connu Bernanos, Gustave Thibon et Marie Noël au moment où j’abordais Dostoïevski, mon orientation en eût peut-être été changée. Mais ce ne fut pas le cas, et j’eus l’initiation littéraire et spirituelle d’une Russe, ce qui me mena naturellement à l’orthodoxie. J’ai rencontré parfois des catholiques qui « s’intéressaient » à l’orthodoxie, mais ne franchissaient pas le pas. Dès que j’eus le désir de prier et de communier parmi les orthodoxes, je le franchis, pour ma part, allègrement.
J’ai connu des gens qui étaient venus à cette religion d’une façon philosophique et intellectuelle. Moi, pas du tout, j’y suis venue, comme une barbare, parce que je la trouvais jolie.
Et pourtant, elle m’a profondément imprégnée, au pont que je ne pourrais vénérer Dieu ailleurs que « chez nous ».
L.G.
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