En Russie l'émotion monte autour de deux projets de loi déposés en décembre dernier, l'un visant à sanctionner les critiques insultantes à l'égard des structures et symboles étatiques, l'autre suivant le mouvement international des lois anti Fake news. Le fantôme de la censure d'État fut immédiatement brandi, les textes largement critiqués, notamment par les institutions. Ce phénomène révèle en fait un problème beaucoup plus profond, commun à toutes nos sociétés post-modernes : la dégradation de l'individu commence à poser de sérieux problèmes, qui ne peuvent être résolus à coup de lois. Car le législateur ne remplacera jamais le maître d'école, ne compensera pas la débilité des programmes télévisuels, ne sera pas une planche de salut au milieu des méandres nauséabonds des réseaux sociaux. Le nihilisme se développe à merveille dans ces conditions. Il détruit l'État et la société, puisque l'individu est fragilisé.
En décembre dernier, deux projets de loi1 ont été déposés, l'un prévoyant une responsabilité administrative et la possibilité de bloquer de manière extra-judiciaire, par le service de la Procuratura, la diffusion dans l'internet de documents exprimant de manière grossière un manque évident de respect à l'égard de la Constitution, de l'État, des symboles étatiques officiels, des organes du pouvoir d'Etat de la Fédération de Russie et de la société; l'autre2 prévoit la possibilité d'interdire dans les médias et dans l'internet toute fausse information ayant une importance sociale, diffusée sous forme de déclaration fiable, pouvant porter une atteinte à la vie ou à la santé, pouvant entraîner une violation massive de l'ordre public et de la sécurité publique, pouvant entraîner l'interruption du fonctionnement régulier d'ouvrages civils vitaux, de transports ou d'infrastructures sociales, ou pouvant entraîner l'émergence d'autres conséquences graves.
Il est déjà surprenant que ces deux textes soient traités en parallèle, alors qu'ils sont distincts. Pour autant, les deux textes sont présentés comme des éléments de protection de l'ordre public. La violence verbale et le dénigrement de l'Etat, autant que les fausses informations, sont arrivés à un tel stade qu'elles constituent une menace à l'ordre public. Une menace que, finalement, nos sociétés ont elles-mêmes créée de leurs mains.
Ce texte, qui est passé lors de l'examen en comité3 à la Douma, a reçu des appréciations négatives4 de la part de ministères et autres institutions de contrôle. La critique, pour autant, est purement technique : les concepts et les mécanismes sont trop larges et trop imprécis, ils doivent être précisés et retravaillés. Une dimension5 politique est aussi mise en avant : ces textes ne doivent pas être liberticides et permettre à un élu ou un fonctionnaire d'échapper à une critique fondée, ils seraient alors contre-productifs.
Mais aucune remise en cause idéologique. Aucune interrogation sur les conséquences de la diffusion massive des technologies à l'école, du droit sacré de chaque élève d'avoir son smartphone en classe, des programmes déstructurés.
Aucune réflexion sur la déchéance des programmes télévisuels. Aucune question quant à la dépendance qui se crée autour des réseaux sociaux, du niveau de conversation que l'on y trouve et qui devient une norme sociale. Ces aspects, le remplacement du contact humain par la technologie, la dégradation des programmes scolaires, la débilisation des programmes télévisuels, l'abrutissement de masse dans les réseaux sociaux, cette transformation de l'être humain en animal connecté, docile et maîtrisable, tout cela ne se discute pas.
Mais le problème existe, en Russie comme partout aujourd'hui, et se développe à tel point qu'il commence, en effet, à soulever des questions de sécurité publique, d'ordre public. Sans connaissances systémiques, n'importe quelle fausse information se diffuse très vite et devient une réalité pour certains; sans un minimum de savoir-vivre et d'éducation, la violence verbale et la vulgarité deviennent la norme; avec un culte démesuré de sa propre personne doublé d'une capacité de réflexion abstraite limitée, les institutions tombent facilement sous le coup d'une critique primaire non constructive; avec le culte des réseaux sociaux, la réaction émotive a remplacé, comme norme de comportement, la réflexion. Sans oublier que ministres, députés, magistrats etc. sont également des produits de cette société, qu'ils en ont également les travers et que, donc, la qualité de la gouvernance, en général, en pâtit sérieusement, ce qui pousse à la critique de l'État et de ses représentants.
C'est un cercle vicieux qu'une loi, une dizaine de lois, n'interrompra pas.
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