Vladimir Volkoff, d’heureuse mémoire, m’offrit un jour la biographie qu’il avait consacrée à son arrière-grand-oncle, Tchaïkovski. Il regardait cette œuvre comme un acte de piété familiale, s’insurgeant contre les allégations habituelles touchant à ses mœurs. Peu nous importe d’ailleurs pour ce qui nous intéresse chez lui, peut-être le plus grand musicien parmi les Russes.
J’écoutais, l’autre jour encore, son opéra inspiré de la prodigieuse nouvelle de Pouchkine, La Dame de pique. Comme tout le monde, je me suis arrêté à la scène du meurtre de la vieille comtesse, une page d’anthologie. Cet air d’alto « Je crains de lui parler la nuit », inspiré de Grétry, mais tellement mieux composé que l’original, chanté dans des notes graves tutoyant le Si au-dessous de la portée en clef de sol, en outre mieux orchestré, est incomparable pour exprimer la nostalgie d’une femme qui a connu dans sa jeunesse les fastes de Versailles au temps de louis XV, et qui se remémore son passé glorieux, heureux à sa manière, pour le retenir autant que possible.
Le passage inattendu et momentané, le temps de cette évocation, de la langue russe au français, ne serait-ce que dans la simple citation des noms de la Cour (« Le duc d’Orléans… Marquise de Pompadour… ») achevée comme à regret par des trilles descendants à l’orchestre, est déjà une trouvaille en soi.
Mais ce n’est pas la seule. Ma version préférée est celle offerte par Martha Mödl en 1992, la plus saisissante à mon goût, moins par la virtuosité (la cantatrice, âgée alors de 80 ans, ne peut pas toujours respecter la justesse des hauteurs) que par la puissance évocatrice, le timbre de sa voix, et son talent théâtral. Il faut reconnaître aussi qu’elle est aidée par le metteur en scène Kurt Horres qui, au lieu de limiter, comme font les autres, les deux inoubliables sforzandos à la simple expression de la menace qui pèse sur elle depuis l’entrée silencieuse et sournoise d’Hermann, consacre le premier des deux à un autre sujet : la Comtesse sort de son sac un miroir de poche, et tandis qu’elle se regarde, Moedl accompagne le sforzando d’une expression muette atterrée à la vue des dégâts produits par le temps. Le résultat est vraiment extraordinaire, et l’on peut même penser que ceux qui, dans le public, sont trop éloignés pour distinguer cette mimique fugitive de la chanteuse, auront quand même compris le mouvement de l’âme de la Comtesse.
L’intuition remarquable de Tchaïkovski (qui pourtant, dans un premier temps, avait refusé la proposition du directeur de théâtre Vsevolojski d’écrire un opéra à partir de cette œuvre) aura consisté à comprendre que les non-dits, dans cette nouvelle appartenant au genre fantastique, peuvent d’autant mieux se marier avec la musique, par définition peu signifiante intellectuellement, ou du moins dont le signifié est différent du langage articulé. Par exemple, chez Pouchkine, le meurtre de la comtesse n’en est pas vraiment un, puisque Hermann ne fait que provoquer involontairement sa mort en la menaçant : Tchaïkovski rend admirablement cet effet, qui, traduit en musique, entretient le suspense, le tragique, l’inéluctable ; aussi inéluctable qu’est la fuite du temps, aussi inéluctable que sera la perte d’Hermann.
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