« Chacun respire plus librement et n’a plus hâte de s’inscrire dans le régiment des bouffons. »
« Dis-lui donc que ça ne sert à rien de s’abîmer les yeux et qu’à lire le profit n’est pas grand. Avec ses livres français, elle, elle perd le sommeil ; mais, moi, avec les russes, je dors profondément. »
« Belle occupation pour une jeune fille ! Durant la nuit entière tu lis des sornettes, et voilà le fruit de ces livres ! Tout cela, c’est la faute au pont des Maréchaux et à ces sempiternels Français !
C’est de là que nous viennent les modes, les auteurs et les Muses, tout ce qui ruine nos bourses et nos cœurs. Quand le Créateur nous délivrera-t-il de leurs chapeaux, de leurs bonnets, de leurs épingles pour les cheveux, de leurs épingles pour les robes, de leurs boutiques de livres et de leurs boutiques de pâtisseries ! »
« Silence ! — Affreux siècle ! Tu ne sais qu’imaginer ! Tout le monde se croit une sagesse au-dessus de son âge, les filles surtout ! Ah ! fous que nous sommes ! En sommes-nous assommés de ces langues étrangères ! Nous prenons des vagabonds à domicile ou au cachet, afin de tout apprendre à nos filles, oui, tout, la danse, le chant, les tendresses, les soupirs, comme si nous les destinions à devenir des femmes de saltimbanques ! »
« Est-elle toujours jeune fille, comme Minerve ? Toujours demoiselle d’honneur de Catherine Première ? Sa maison est-elle pleine de jeunes pupilles et de petits chiens ? Oui, passons à l’éducation. Est-ce qu’à présent on se donne autant de mal qu’autrefois pour recruter des régiments de précepteurs, d’autant plus nombreux qu’ils sont moins payés ? Ce n’est pas qu’ils soient bien avancés en fait de science : en Russie, sous des peines sévères, nous avons ordre de prendre le premier venu pour un historien ou pour un géographe ! »
« Vous voilà bien tous, orgueilleux que vous êtes ! Vous devriez vous informer de ce qu’ont fait vos pères ! Vous devriez vous instruire, en jetant les yeux sur vos anciens, sur moi, par exemple, ou bien sur l’oncle défunt Maxime Pétrovitche. Ce n’était pas dans de l’argent qu’il mangeait, c’était dans de l’or ! Cent serviteurs se tenaient à ses ordres. Il disparaissait sous les décorations, et n’allait jamais qu’en voiture à six chevaux. Toujours à la Cour, et à quelle Cour ! Alors ce n’était pas comme aujourd’hui ; il servait sous la tsarine Catherine ! »
« Oui, réellement, le monde a commencé à s’abêtir, pourrez-vous dire, après avoir repris haleine. Comment comparer, comment considérer le monde actuel et le monde passé ?... La tradition est de fraîche date et l’on n’y croit qu’avec peine. »
« Dire qu’on se rendait illustre rien que pour avoir baissé le cou plus souvent qu’autrui ! Qu’on emportait tout de front, non pas à la guerre, mais pendant la paix, en se cognant contre le plancher sans se plaindre !
À celui qui avait besoin de vous, on ne montrait que de l’arrogance ; il pouvait se vautrer dans la poussière ! Mais à celui qui était au-dessus de vous, on ourdissait des flatteries comme ailleurs on ourdit de la dentelle. Ce fut le vrai siècle de la soumission et de la crainte. Tout se couvrait du même masque : le zèle pour le tzar. »
« Mais ces juges, qui sont-ils ? En raison de leur vieillesse, ils ont pour la vie libre une haine implacable ! Ils puisent leurs jugements dans des gazettes oubliées, du temps d’Otchakov et de la conquête de la Crimée. Ils sont toujours prêts à gronder, toujours ils chantent la même chanson, sans s’appliquer à eux-mêmes le dicton : plus c’est vieux, pis ça est. Où sont-ils, montrez-les nous, ces pères de la patrie, que nous devons prendre pour modèles ? Ne seraient-ce pas ceux qui, enrichis par le brigandage, ont trouvé contre la justice une protection dans leurs amis, dans leur famille, en édifiant des palais somptueux, où ils s’abandonnent aux festins et à la prodigalité, et où les étrangers qui composent leur clientèle n’effaceront pas les traits infâmes de leur vie passée ? »
« L’uniforme ! Rien que l’uniforme ! C’est lui qui jadis, dans leur existence antérieure, a caché sous ses broderies et sous sa pompe la faiblesse de leur âme avec la pauvreté de leur raison ! Et nous n’avons qu’à faire bon voyage derrière eux ! Chez les femmes, chez les filles, la passion de l’uniforme est pareille. Moi-même, est-ce qu’il y a longtemps que j’ai perdu ma tendresse pour lui ? À présent je ne tomberai plus dans cet enfantillage. Mais qui autrefois n’a pas été un peu entraîné à la suite de tout le monde ? À Moscou le bruit des sabres, des éperons, des panaches, et le cafetan chamarré des gentilshommes de la Chambre, c’est là ce qui séduit les belles, et c’est ce qui jadis aussi les attirait. Lorsque pour un certain temps arrivèrent ici des officiers de la garde et de la Cour, les femmes se mirent à crier : Hourrah ! »
KHLESTOVA.
« Pour me distraire, j’ai pris avec moi une jeune négresse, avec un chien. Dis, ma petite amie, qu’on leur donne leur pâture un peu plus tard, qu’on leur porte quelques restes du souper. — Princesse, je vous salue ! (Elle s’assied). Ah ! ma petite Sophie, ma chérie, quelle négresse j’ai à mon service ! Crépue ! Des omoplates en bosse ! Colère ! Tous les mouvements d’un chat ! Et comme elle est noire ! Une vraie horreur ! Se peut-il que le Seigneur ait créé une race pareille ! C’est le diable en chair et en os ! Elle est dans la chambre des servantes... Faut-il l’appeler ? »
« Allons donc ! Le grand mal qu’un homme boive un peu plus qu’il ne faut ! L’instruction, — voilà le fléau ; la science, — voilà la cause pour laquelle, à présent plus que jamais, il pullule autant de gens, d’actions et d’opinions insensées ! »
« Oui, c’est bien assez pour devenir tout de suite fou que ces pensions, ces écoles, ces lycées, comme on les appelle, et cet enseignement mutuel des grandes cartes. »
« Je vais vous faire plaisir : le bruit court partout qu’il existe un projet à propos des lycées, des écoles, des gymnases. On n’y enseignera plus que d’après notre méthode : une, deux !
Quant aux livres, on les gardera pour les grandes occasions. »
« Oui, je n’en puis plus !... J’endure un million de tourments ! Ma poitrine souffre d’avoir été pressée amicalement ; mes jambes, d’avoir fait des révérences ; mes oreilles, du bruit des exclamations, et surtout ma tête, de billevesées en tout genre. J’ai l’âme oppressée ici par je ne sais quel chagrin, je me sens perdu dans la multitude, je ne suis plus moi-même ! Non ! je ne suis pas content de Moscou ! »
« Moscou, Pétersbourg, la Russie entière sont faits de la même façon : à peine un habitant de la ville de Bordeaux a-t-il ouvert la bouche qu’il a le bonheur de fixer l’intérêt de toutes les jeunes princesses ; et, à Pétersbourg comme à Moscou, celui qui n’est pas l’ami des gens importés de l’étranger, des manies, du langage affecté, celui dans la tête de qui, pour son malheur, se rencontrent cinq ou six idées saines, et qui prend la liberté de les répandre à haute voix. »
« Où la destinée m’a-t-elle jeté ? Tous me chassent ! Tous me maudissent ! Une foule de méchants tyrans, de traîtres en amour, d’ennemis acharnés dans leur haine, de bavards incorrigibles, de petits esprits incohérents, de niais malicieux, de vieilles femmes à l’aspect sinistre, de vieillards décrépits sous le poids des mensonges et des sottises !...
Loin de Moscou ! Je n’y reviendrai plus. Je m’enfuis, sans regarder derrière de moi, et je m’en vais chercher dans l’univers où il existe un petit coin pour une âme sensible et offensée ! Ma voiture, ma voiture ! (Il sort.) »
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