Parmi les chansons et légendes russes, principalement dans les régions de la Volga et du Don, Stenka RAZINE, le chef des cosaques révoltés contre les boyards de 1667 à 1671, tient encore une place particulière. Cette popularité, le « glorieux ataman » la doit d’abord aux extraordinaires aventures qu’il vécut, puis à la tentative de révolution sociale que, lors de sa deuxième sédition, il tenta de faire aboutir. C’est la raison pour laquelle RAZINE fut de bonne heure considéré comme un héros par le peuple russe. En effet, pour lui, il représentait la lutte contre les boyards et l’espoir d’un peu de liberté.
L’histoire de RAZINE est encombrée de légendes, d’épisodes merveilleux. Son regard pétrifiait ses ennemis, il était invulnérable, il jeta dans les eaux de la Volga sa maîtresse, une belle princesse persane … mais la réalité est bien souvent éloignée de la légende…
C’est sous le règne du tsar Alexis Mikhaïlovitch, le deuxième des Romanov, que se produisirent les deux soulèvements provoqués par RAZINE.
La tyrannie des grands boyards, maîtres de l’esprit du tsar, et les impôts dont le peuple était accablé, provoquèrent une émeute à Moscou en juin 1648. Lors de la réunion des États généraux, la petite noblesse sut profiter des troubles récents de la capitale pour limiter le pouvoir des « grands boyards » et du clergé, mais aussi pour obtenir l’asservissement total des paysans. Nombre de serfs s’enfuirent vers le sud de la Moscovie où ils pouvaient avoir une chance de trouver plus de liberté. Dans la région du Don vivait en effet une population cosaque, colonie militarisée presque indépendante. À la solde qu’ils tenaient du tsar, ces guerriers ajoutaient les produits de la chasse, du pillage et, ponctuellement, de la vente de captifs.
Stepan Timofeïevitch RAZINE, dit Stenka, appartenait à une famille aisée de « Vieux Cosaques » du bas Don établis dans la région depuis de nombreuses années. Le Hollandais Jan Janszoon Struys, qui rencontra l’ataman lors de son retour de Perse, en 1669, nous donne dans ses « Voyages en Moscovie, en Tartarie, en Perse, aux Indes et en plusieurs autre païs étrangers » la description du célèbre aventurier, alors âgé de quarante-trois ans : « Il avait l’air grand, le port noble et la mine fière. Sa taille était avantageuse et son visage un peu gâté par la petite vérole. Il avait le don de se faire craindre et celui de se faire aimer. »
De bonne heure, le futur ataman avait acquis une certaine réputation parmi ses compagnons. C’est ainsi qu’en 1661, ceux-ci le chargèrent de la délicate tâche d’aller, en qualité d’ambassadeur, auprès des Kalmouks pour les inciter à s’allier aux Cosaques contre les Tartares.
Le diplomate improvisé obtint un tel succès qu’au cours de l’automne ses compagnons le désignèrent comme l’un des membres de la stanitza que, chaque année, la Grande Armée du Don envoyait à la cour du tsar, à Moscou.
Les serfs et les paysans révoltés ne cessèrent d’affluer dans le bassin du Don où, par tradition, les Cosaques les accueillaient et leur accordaient leur protection. Cependant, une sourde irritation ne cessait de grandir chez les « Vieux Cosaques » qui possédaient un nombreux bétail, des chevaux, et qui accroissaient leurs biens par des guerres contre les Turcs et les Tartares.
L’augmentation de la population cosaque, et de leurs hôtes, avait pour effet de raréfier les vivres puisque les membres de la communauté militaire dédaignaient la culture de la terre. Le blé vint donc ainsi à manquer.
Autre cause d’opposition entre les nouveaux venus et les « Vieux Cosaques » : l’état d’esprit propre à chacun de ces groupes. Satisfaits de leur sort et recevant une solde du tsar, les Vieux Cosaques reconnaissaient franchement le gouvernement moscovite et servaient sous ses drapeaux. En revanche, les nouveaux venus, animés de l’esprit de révolte, étaient peu disposés à respecter un ordre quelconque. D’instinct, ils allèrent vers les Cosaques les plus pauvres, ceux qu’on appelait la Golytba ou les va-nu-pieds. Affamés, tous ces misérables vivaient dans des huttes de branchages, hantaient les cabarets où ils buvaient de l’hydromel et ourdissaient constamment des complots.
Quand, au terme de la guerre russo-polonaise en 1667, RAZINE revint à Tcherkassk, capitale de la colonie cosaque, il prit contact avec la Golytba et ne fréquenta dès lors que des pauvres. On le vit dans de nombreuses tavernes, payant à boire aux miséreux et recrutant une bande de hardis compagnons.
L’esprit de vengeance avait-il part dans le soulèvement qu’il méditait ? Certes, le prince Dolgorouki avait fait pendre son frère pour refus d’obéissance, mais il semble que la première expédition menée par RAZINE avait plus pour but le pillage que la volonté de faire payer le voïvode1.
Au mois d’août 1667, à la tête de six cents hommes résolus, montés à bord de quatre navires, , RAZINE quitta Tcherkassk et remonta le Don, pillant au passage les fermes de « Vieux Cosaques ». A Voronej, les aventuriers reçurent un accueil assez cordial de la population qui leur remit de la poudre et du plomb. Bien pourvu de munitions, Stenka mena sa flottille le plus près possible de la Volga. Entre les rivières Ilovlia et Tichinia, près de la ville de Panchine, sur des hauteurs dominant la steppe, il établit son camp. Bientôt, des centaines de révoltés, de bandits, de Cosaques épris d’aventures, accoururent vers lui et vinrent grossir sa troupe. Celle-ci ne tarda pas à compter treize cents hommes.
A quelque temps de là, une caravane comprenant navires, péniches et barques, descendit la Volga en direction d’Astrakhan, emmenant des bagnards enchaînés, des strelitz vêtus de tenues écarlates et armés de mousquets, des marchands de Moscou et de Kazan, enfin des moines à la longue robe noire et à la grande barbe hirsute qui, groupés sur le pont d’un navire, récitaient en chœur une prière. Dans la cale des péniches, était entassé du blé. En tête de la flottille, s’avançait une galiote, dont la proue était ornée de l’image peinte d’une aigle bicéphale, emblème du tsar. A bord de ce bâtiment, se trouvaient des officiers et des fonctionnaires au service du souverain.
Soudain, une sentinelle s’écria « les Cosaques ! » Des rives du fleuve, bordées de roseaux, surgissaient des barques emplies d’hommes aux mines farouches et aux longues moustaches : les compagnons de RAZINE. En poussant des grands cris, ils firent force de rames vers la caravane descendant la Volga. Des coups de mousquet claquèrent, des cors sonnèrent l’alarme … puis ce fut l’abordage, la ruée des Cosaques.
Lestes tels des chats, considérant la mort au combat comme un honneur, les assaillants se révélèrent de redoubles adversaires. En un instant, les strelitz les plus courageux furent sabrés, poignardés, ou assommés à coups de matraque. Les autres mirent bas les armes aussitôt. Les officiers, marchands, et fonctionnaires du tsar qui accompagnaient la cargaison de blé furent torturés, puis égorgés ou pendus. Restaient les strelitz prisonniers, les bagnards et les matelots de toute la caravane. Les déportés furent aussitôt débarrassés de leurs chaînes puis, de sa voix puissante, RAZINE cria aux captifs : « Vous êtes libres ! Allez où bon vous semblera ; je ne veux pas vous retenir de force. Mais celui qui veut me suivre, devenir Cosaque, le peut. » Strelitz, bagnards, et matelots l’acclamèrent et, sur-le-champ, grossirent sa troupe.
Dès ce premier succès, RAZINE devint un personnage légendaire. « Son regard a pétrifié les strelitz et, d’un mot, il a arrêté les bateaux », dit-on aussitôt dans le peuple. « Quel puissant sorcier, ce Stenka ! »
Enhardi par sa facile victoire, RAZINE établit son camp sur des hauteurs proches de Kamychine. Il décide de descendre la Volga et de passer sous les murs de Tzaritzyne2. Cette ville fortifiée, située au sommet d’une colline et pourvue de nombreux canons, constituait un redoutable obstacle pour les brigands. Habituellement, les Cosaques ne s’aventuraient que de nuit devant Tzaritzyne. A la stupeur générale Stenka ordonna d’avancer en plein jour vers cette place forte.
Le voïvode qui commandait à Tzaritzyne était un homme énergique. Voyant les trente-cinq canots des Cosaques approcher de la ville, il ordonna de pointer sur eux les canons et de faire feu. Chargées de boulets en pierre ou de fonte, les pièces d’artillerie allaient assurément couler la plupart des embarcations … Pourtant elles ne tombèrent pas. Pour quelle raison ? Certains historiens déclarent que la poudre était humide, d’autres parlent du trouble des soldats moscovites. Quoi qu’il en soit, RAZINE et ses hommes passèrent sans mal sous les murs de Tzaritzyne et continuèrent à descendre la Volga. Cette nouvelle preuve du pouvoir « magique » de Stenka allait contribuer à son prestige et à renforcer la légende.
Après avoir franchi la passe du TchernyïIar, il déboucha dans la mer Caspienne. Dans la région que parcourt le fleuve Iaïk, nommé aujourd’hui Oural, se trouvait une importante colonie cosaque. D’esprit plus indépendant que ceux du Don, les Cosaques du Iaïk étaient impatients de secouer le joug du tsar. Si RAZINE les aidait à se révolter, ils pourraient grossir sa troupe qui deviendrait ainsi une armée.
Mais une garnison de streltsy se trouvait dans Iaïk, la petite ville fortifiée, et contraignait les Cosaques à demeurer fidèles au tsar. Pour réaliser son projet, Stenka devait donc, avant toute chose, s’emparer de cette place forte. Ce fut au moyen d’une ruse de guerre que l’aventurier triompha…
Par une journée très chaude, où aucun souffle n’agitait l’immense steppe brûlée par le soleil, l’un des guetteurs placés au sommet d’une tour remarqua quatre hommes qui, s’appuyant chacun sur un bâton, s’avançaient lentement vers la ville. Tous étaient vêtus de haillons, comme des pèlerins. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques pas d’une porte, le strelitz leur demanda ce qu’ils voulaient. « Nous ne sommes venus que pour prier Dieu dans vos églises, dit l’un des pieux voyageurs. Laissez-nous entrer sans crainte. »
Les soldats moscovites et leur chef, Serge Iatsyne, n’eurent aucun soupçon. L’une des portes d’Iaïk fut donc entr’ouverte pour les quatre pèlerins. RAZINE et ses trois complices entrèrent dans la ville. Poussant un cri formidable, l’ataman avertit aussitôt sa troupe. Les Cosaques étaient à peu de distance de la place forte, cachés derrière une petite hauteur. Ils se ruèrent sur la porte que tenait leur chef. Celui-ci et ses trois compagnons avaient saisis leurs armes cachées sous leurs vêtements. Ils attaquèrent si fougueusement les strelitz de garde à la porte qu’ils les obligèrent à reculer. Terrorisée par l’arrivée de toute la troupe de Stenka, la garnison mit bientôt bas les armes.
RAZINE s’établit dans la ville conquise. Il n’avait, du reste, pas grand-chose à craindre. Le voïvode le plus proche était celui d’Astrakhan : le prince Kilkhoff. Mais, bien que disposant d’un grand nombre de strelitz, il n’entreprit jamais d’action importante contre les Cosaques révoltés.
La troupe de RAZINE se montrant généreuse envers les Mongols, une horde vint planter ses tentes devant Iaïk. Un troc pacifique commença. Contre le butin que les Cosaques ne cessaient d’accumuler, notamment en mer Caspienne où ils pillaient les navires turcs et persans, les Mongols donnèrent des vivres, principalement les produits de leur bétail.
Cependant le prince Kilkhoff finit par s’inquiéter de l’activité de RAZINE et de sa bande. Voulant connaître les forces dont disposait l’ataman, il lui envoya un lieutenant accompagné de quelques soldats. Cet officier était chargé d’offrir sa grâce à Stenka, s’il voulait se soumettre ; en réalité il avait surtout pour mission d’apprécier l’importance de la troupe de RAZINE. L’ataman eut vent des instructions données au sotnik. D’un air plein de respect il le fit donc entrer dans sa barque avec toute son escorte puis, changeant soudain de visage, il fit égorger l’officier et tous ses soldats.
Craignant sans doute pour son envoyé, le voïvode d’Astrakhan l’avait fait suivre par une forte troupe de strelitz, placée sous le commandement d’un certain Siveroff. Celui-ci passa bientôt à l’attaque. Sa troupe fut aussitôt taillée en pièces. Nombre de fuyards coururent vers la mer dans l’espoir de pouvoir rejoindre Astrakhan en longeant la côte mais une grande partie d’entre eux mourut de faim ou de froid dans la zone désertique et sableuse, aux lagunes saumâtres, qui séparait Iaïk d’Arstrakhan. Les quelques survivants furent pris par les Kirghiz. Seul à bord d’une petite barque, Siveroff réussit à échapper au massacre ou à une mort lente dans le désert glacé. Quelques groupes de strelitz avaient fui vers le Nord, remontant le Iaïk. Ils crurent trouver leur salut dans Jaïtskoï3. Mais, impitoyable, RAZINE courut sur leurs traces, les rejoignit et les réduisit à sa merci. Deux de leurs chefs furent pendus, puis Stenka fit massacrer tous ceux qui refusèrent de le servir.
Le bruit des exploits du « glorieux ataman » finit par arriver à Moscou, tandis qu’il souleva d’enthousiasme nombre de Cosaques du Don. Inquiets de l’ampleur de la révolte, le tsar et son entourage firent pression à Tcherkassk auprès des chefs cosaques afin d’obtenir l’envoi à Iaïk d’une délégation du Don qui inciterait RAZINE à rejoindre sa patrie. L’ataman de la « Grande Armée du Don » était alors Kornil Iakovlev. Il accepta d’autant mieux le départ de cette députation que le prestige acquis par RAZINE avait amoindri son autorité.
Mais l’ataman d’Iaïk était un homme rusé. S’il tenait à rester en bons termes avec les Cosaques du Don, pour rien au monde il ne voulait mettre fin à sa glorieuse vie d’aventures. Avec de bonnes paroles, il accueillit donc les envoyés de Tcherkassk, les flatta, joua devant eux le personnage du chef cosaque respectueux des traditions et de la volonté populaire puis, quand il jugea que la comédie avait assez duré, il renvoya de façon courtoise les délégués et, bien entendu, ne promit rien.
Au printemps de 1668, Stenka fit des préparatifs pour une grande expédition. Il reçut alors un renfort de 700 Cosaques du Don, commandés par un certain Krivoï Sergueï.
Le 3 mars, il fit voile. Il cingla tout d’abord vers le Daghestan, région montagneuse, inhospitalière, bordée de falaises et peuplée de Tartares, soumise en théorie au shah de Perse, mais en fait presque indépendante et vivant de pillage. S’attaquer à une population guerrière était de sa part un bien mauvais calcul, la suite le prouva.
À peine débarqué, il lança des milliers d’hommes sur la ville de Tarki. L’attaque fut repoussée. Furieux, les Cosaques se vengèrent de leur défaite en pillant les environs. Trois jours plus tard, ils rembarquèrent et mirent le cap sur Derbent, le grand marché aux esclaves.
Cette fois, Stenka ne subit qu’un demi-échec. Les remparts de la ville, formés de blocs énormes, furent défendus avec courage par des guerriers tartares revêtus de cuirasses et armés d’arcs et de lances. Les assaillants ne purent s’emparer du centre de la cité mais ils saccagèrent les faubourgs, les détruisant entièrement. Toute la région côtière située entre Derbent et Bakou fut leur cible. Ils pillèrent, brûlèrent, massacrèrent à plaisir. Seules les villes importantes purent leur résister.
Après les combats indécis autour de Bakou, l’armée de RAZINE, bien affaiblie, reprit la mer et cingla vers Recht, grande ville persane. Au cours de ce voyage, Stenka apprit que Boudar-Khan, gouverneur de la cité qu’il voulait conquérir, disposait de grandes forces et s’apprêtait à l’attaquer. Si l’ataman était parfois téméraire, il ne manquait ni de bon sens ni des qualités nécessaires à un diplomate. Craignant un revers, il entama des négociations avec Boudar-Khan.
Fut-il sincère ? Il affirma vouloir se mettre au service du shah et n’avoir aucune intention hostile vis-à-vis de la population persane. Flattant celui qu’il voulait convaincre, l’habile Cosaque conclut ainsi : « Nous avons appris que dans ton royaume, le peuple est gouverné avec sagesse et justice, comme nulle part ailleurs. »
Malgré sa méfiance, et tout ce qu’il savait sur les massacres accomplis par RAZINE dans le Daghestan, Boudar-Khan permit aux Cosaques de débarquer dans Recht et pourvu même à leur entretien. En même temps, il facilita le départ vers Ispahan d’une ambassade russe composée de trois hommes et chargée d’exposer au shah les vœux de l’ataman. Les jours passèrent et bientôt, une atmosphère pénible, angoissante, régna dans Recht. Les Persans regardaient d’un œil haineux les Cosaques souvent ivres, brutaux, et qui se croyaient tout permis. Un jour, une rixe éclata qui dégénéra en massacre. Traqués, les Cosaques s’enfuirent dans un dédale de petites rues étroites, obscures, où beaucoup furent égorgés par la population exaspérée. RAZINE ne dut la vie qu’au dévouement de ses officiers qui se serrèrent autour de lui et le protégèrent contre cette « Saint-Barthélémy » musulmane. Quand la flottille cosaque leva l’ancre, plus de quatre cents hommes manquaient.
L’implacable ataman se vengea de cette perte en allant à Ferbat, petite ville persane du Mazandéran. Fous de rage, les Cosaques firent preuve d’une extraordinaire férocité. La ville fut pillée et brûlée, et la plupart de ses habitants massacrés. Les survivants, réduits à l’état d’esclaves, durent construire un camp fortifié pour leurs nouveaux maîtres.
Cependant, à Ispahan, le shah et son entourage décidèrent d’agir. Les envoyés de RAZINE, qui avaient tout d’abord été reçus avec respect, comme de vrais ambassadeurs, durent, malgré leurs protestations d’amitié, fuir au plus vite, puis le shah ordonna de chasser l’armée Cosaque de ses États.
Bien des mois s’écoulèrent, sans que cette décision se traduisit en actes. Ce fut seulement en juin 1669, qu’une flotte de soixante-dix navires fut aperçue par les guetteurs cosaques, immobiles du haut de leurs tours de bois. Aussitôt des trompettes sonnèrent l’alarme, puis la flottille de Stenka s’élança vers les lourdes galères persanes. Glissant rapidement sur l’eau, les barques légères des Cosaques, armées de bombardes et d’arquebuses, cernèrent bientôt chacun des navires de la flotte ennemie. L’amiral Menedy-Khan eut beau donner des ordres, les galères ne purent manœuvrer. Assaillis de toutes parts, les Persans résistèrent avec énergie mais se firent tuer sur place, leurs navires sombrant un à un dans la baie où se situait cette bataille.
Seuls, trois bâtiments du shah réussirent à s’échapper. Menedy-Khan était à bord de l’un d’eux. Mais son fils et sa fille tombèrent entre les mains de RAZINE. De la belle princesse, le vainqueur fit sa maîtresse. La victoire navale de Stenka devait avoir un grand retentissement en Russie et accroître encore le prestige de l’ataman.
Ce nouveau combat, pour glorieux qu’il fût, avait achevé d’épuiser l’armée cosaque. RAZINE, bien conscient de l’état de ses troupes, décida alors de rentrer dans sa patrie. Après dix jours de voyage, sa flottille arriva devant l’énorme estuaire de la Volga. Au moment de remonter le cours de ce fleuve, sacré aux yeux des Russes, une soudaine hésitation le prit. N’allait-il pas se jeter dans les mains des voïvodes, qui le feraient décapiter ?
Des journées passèrent sans que l’ataman prît de décision. Et, un matin, surgit de la brume toute une flotte moscovite. A la tête des trente-six galères armées par quatre mille streltsy, le nouveau voïvode d’Astrakhan, le prince Ivan Prozorovsky, venait au-devant des révoltés. Que se passa-t-il exactement au cours de cette rencontre ? Selon certaines sources, le commandant de la flotte, le prince Lvoff, entra aussitôt en négociations avec RAZINE. Il lui annonça que le tsar était prêt à tout lui pardonner et à lui accorder sa grâce s’il promettait d’être un sujet soumis, et s’il revenait dans la Grande Armée du Don.
Le 25 août 1669, dans l’hôtel de ville d’Astrakhan, un accord fut conclu entre RAZINE et le voïvode. L’ataman se soumit au tsar, déposa son bâton de commandement, jura de respecter ses engagements et envoya une députation à Moscou.
Dans le décor d’Astrakhan, Stenka et ses hommes vécurent de jours glorieux. Vêtus de soie et de caftans de velours, les poches pleines d’or, ils semblaient des héros de légende. Pour payer au cabaret, ils jetaient souvent une perle de prix. Non seulement le peuple, mais les voïvodes aussi les admiraient. Le prestigieux ataman, qu’on n’abordait désormais qu’à genoux, partageait jusqu’à la table avec ces seigneurs qu’il comblait de cadeaux !
Le 4 septembre 1669, l’ataman se décida enfin à quitter Astrakhan pour gagner la région du Don. Remontant la Volga, il arriva à Tzaritzine. Oublieux des engagements qu’il avait pris, il agit dans cette ville comme en pays conquis.
Il y reçut la visite d’un envoyé du prince Prozorovsky qui, au nom de son maître, lui ordonna de livrer les streltsy révoltés faisant partie de sa troupe. Pâle de colère et d’une voix tonnante, l’ataman répliqua sur-le-champ : « Comment oses-tu prononcer devant moi de telles paroles ! Il ne s’est jamais vu que nous, Cosaques, ayons livré ceux qui voulaient nous suivre. Dis à ton voïvode que je ne le crains pas, pas plus d’ailleurs que celui qui est au-dessus de lui ! Il veut me traiter comme un serf, mais oublie-t-il que je suis, de naissance, un homme libre ?
Poursuivant son voyage, RAZINE arriva enfin dans la région du Don. Il choisit une île déserte et s’y établit avec les quinze cents hommes qu’il lui restait. En peu de temps, l’ataman fit de ce misérable campement une petite ville, ceinturée d’un rempart de terre et d’un fossé, et défendue par vingt canons ; ce fut le fort Kagalnik. Sa femme et son frère, Frol, vinrent le rejoindre. En très peu de temps sa troupe s’accrut. Serfs révoltés, paysans fuyant leurs maîtres, Cosaques sans ressources, aventuriers de toutes sortes affluèrent et furent cordialement reçus.
Inquiets d’abord de ce dangereux voisinage, les voïvodes les plus proches et Kornil Iakovlev, l’ataman de l’ancienne armée cosaque, résidant à Tcherkassk, durent constater que RAZINE paraissait assagi et vivait en paix dans sa bourgade. Des mois passèrent sans qu’on eût le moindre reproche à lui adresser.
Au printemps 1670, RAZINE jeta soudain le masque. S’étant rendu à Tcherkassk avec une troupe d’élite, sa vataga, il fit noyer Evdokimov, envoyé du tsar, sous les yeux de Iakovlev impuissant. Puis, ayant reçu le renfort d’une bande commandée par un certain Vaska Ous4 et celui de nombreux paysans vagabonds, il marcha sur Tzaritzine, dont la population lui ouvrit aussitôt les portes. Aux acclamations de la foule, le voïvode Timothée Tourguéniev fut noyé et ses officiers massacrés.
Dès cet instant, la révolte pris l’allure d’une révolution sociale. « À bas les nobles ! Vive le tsar ! » ne cesseront désormais de crier les dizaines de milliers, puis les centaines de milliers d’hommes du peuple soulevés contre les boyards. Dès sa première victoire, Stenka parla de marcher sur Moscou pour mettre fin au gouvernement des nobles, « ennemis du peuple et du tsar. »
Qui saura s’il était sincère ou s’il cherchait seulement un appui parmi les paysans et les petites gens des villes pour triompher ? RAZINE ne devait pas apparaître comme un grand révolutionnaire, un grand homme d’État. Il demeura un chef de Cosaques révoltés qui ne sut pas prendre en mains le mouvement sans cesse grandissant auquel il avait donné l’impulsion, et qui aurait pu faire de lui le maître de la Moscovie.
Devant l’ampleur de la révolte, Moscou et le prince Prozorovsky agirent enfin. Un corps de cinq mille strelitz descendit la Volga en direction de Tzaritzine, tandis que le voïvode d’Astrakhan fit remonter le fleuve à une flottille de quarante barques, commandée par le prince Lvoff et portant deux mille six cents strelitz.
Pris entre deux feux, Stenka réagit avec rapidité et vigueur. S’attaquant d’abord à l’armée envoyée par le tsar, l’ataman le surprit à sept verstes 5 en amont de Tzaritzine6 et la rabattit sur les remparts de la ville où elle fut broyée à coups de canons. Se retournant aussitôt contre la flottille du prince Simon Lvoff, RAZINE en triompha sans lutte. Les strelitz égorgèrent eux-mêmes nombres de leurs officiers puis, dès qu’ils virent le Faucon, le navire de Stenka, ils s’exclamèrent : « Salut à notre père vénéré, Stéphane Timothéiévitch ! »
Heureusement surpris, l’ataman répliqua ainsi qu’un tribun : « Salut à vous mes frères ! Vengez-vous à présent de ceux qui vous ont toujours maltraités, ceux qui, pire que les Turcs et les Tartares, vous ont tenus en esclavage. Je suis donné pour vous donner la liberté ! »
À nouveau on l’acclama, puis la tuerie s’acheva. Au lieu de monter aussitôt vers Moscou, comme il en avait eu d’abord l’intention, RAZINE descendit vers Astrakhan. Le prince Simon Lvoff, qui avait échappé au massacre, le précéda dans cette marche et vint donner l’alerte au voïvode Prozorovsky. Celui-ci décida de résister coûte que coûte.
Il semblait que Stenka n’eût aucune chance de triompher. Astrakhan était en effet entourée de remparts crénelés, hauts de plus de douze mètres pourvus de 460 canons, et défendue par une garnison de douze mille strelitz. Mais les soldats n’étaient pas sûrs. On leur devait un arriéré de solde et nombre d’entre eux souhaitaient le triomphe de RAZINE.
Grâce à l’aide du clergé, Prozorovsky put payer ses soldats. Mais ceux-ci ne lui furent pas plus dévoués pour autant. En outre, la plus grande partie de la population étaient ouvertement favorable aux Cosaques.
Le 22 juin, RAZINE et ses troupes arrivèrent en vue d’Astrakhan. Deux jours plus tard, durant la nuit, une cloche sonna soudain l’alarme puis, de toutes parts, retentit le tocsin. Les Cosaques se ruaient à l’attaque !
Sur trois côtés, la ville était défendue par des cours d’eau et des marais. En revanche, en descendant les pentes douces de quelques collines, on pouvait aisément atteindre la face sud de l’enceinte. Feignant d’attaquer de toutes parts, RAZINE lança l’attaque décisive sur la partie méridionale d’Astrakhan.
Sur bien des points, l’assaut des Cosaques fut repoussé. Près de la porte de l’Ascension, les assaillants portant des échelles ne purent approcher des murailles, tant était dru le feu des mousquets, des arquebuses et des canons. Mais, sur la face sud de l’enceinte, l’attaque de Stenka réussit. Loin de faire feu sur eux, les strelitz aidèrent les Cosaques à gravir les murs de la ville. Bientôt, presque toute résistance cessa.
Blessé d’un coup d’épieu dans le ventre, Prozorovsky fut porté par l’un de ses serviteurs dans la cathédrale où se rassemblèrent nombre d’officiers et de fonctionnaires moscovites. Un centenier de strelitz, nommé Frol Doura, contint un moment la ruée des Cosaques dans l’église, puis ce fut le massacre. Sur ordre de l’ataman, un Prozorovsky mourant fut porté au haut du clocher où ses bourreaux le précipitèrent.
Durant quelques jours, massacres, pillages et orgies se succédèrent dans Astrakhan. Puis RAZINE fit de cette ville une cité cosaque. Les habitants furent groupés en dizaines, centaines et milliers, ayant pour chef des dizeniers, des centeniers et des « essaouls éius ». Ils durent jurer fidélité au tsar, à l’ataman et à l’armée cosaque.
Après avoir perdu plusieurs semaines dans Astrakhan, Stenka se décida à quitter cette ville. Laissant dans celle-ci une garnison commandée par Vaska Ous, il remonta la Volga avec deux cents barques portant huit mille hommes, suivies sur la berge par deux mille cavaliers. Presque sans coup férir, l’ataman s’empara de Saratov et de Samara, où il fut accueilli en libérateur.
La révolte du peuple contre les boyards ne cessait de s’étendre, principalement entre la Volga et l’Oka, et jusqu’à la mer Blanche. Armés de faux et de fourches, les paysans se soulevaient contre les voïvodes, incendiaient les châteaux et acclamaient RAZINE qui déclarait vouloir rendre tous les ordres égaux devant la loi et établir partout l’organisation semi-républicaine cosaque.
Octobre et novembre 1670 virent l’apogée du mouvement révolutionnaire qui, en plus de la masse russe, comprit des nomades tartares, tchouvaches, tchérémiss et mordvines. Les insurgés finirent par être deux cent mille.
Cependant, au début de septembre, RAZINE était parvenu devant Simbirsk. Le voïvode de cette ville, Ivan Miloslavski, ayant gardé par devers lui presque tout l’argent envoyé par le gouvernement, n’avait pu lever que fort peu de soldats. Aidé du prince Georges Bariatinski, venu avec quelques renforts de Kazan, il tint tête pourtant aux Cosaques. Mais la nuit venue, les habitants de Simbirsk ouvrirent les portes du principal fort à RAZINE. Bariatinski dut s’enfuir, tandis que Miloslavski s’enferma dans un autre ouvrage, avec une poignée de soldats fidèles. Malgré un siège d’un mois, l’ataman ne put venir à bout de ce tenace adversaire.
Le temps d’arrêt devant Simbirsk causa la chute de RAZINE et l’écroulement du mouvement révolutionnaire. Profitant de l’immobilité de l’armée cosaque, le gouvernement moscovite rassembla de nombreuses troupes.
C’est à deux verstes de Simbirsk que s’engagea la bataille décisive. Conduite par le prince Youri Bariatinski, les unités tsaristes résistèrent avec succès à toutes les attaques des Cosaques et de leurs alliés. RAZINE ne sut pas diriger ses forces. Il chargea, tel un simple cavalier, au cours des deux jours que dura cette lutte acharnée et sanglante. Se jugeant vaincus, les Cosaques s’embarquèrent de nuit sur leur flottille, abandonnant tous les révoltés qui avaient combattu à leurs côtés.
RAZINE pensait refaire ses forces derrière les murs de Samara, puis affronter de nouveau l’armée moscovite. Mais les habitants de cette ville, ayant appris l’échec de l’ataman, refusèrent de lui ouvrir les portes. Ceux de Saratov firent de même. Ce fut seulement à Tzaritzine, où se trouvait une garnison cosaque, que l’armée vaincue put prendre quelque repos et l’ataman se guérir des deux blessures reçues à la bataille de Simbirsk. Pendant ce temps, le prince Iouri Dolgorouski 7 réprimait la révolte des paysans, des Cosaques et des nomades asiatiques.
De Tzaritzine, Stenka gagna la région du Don dans l’espoir de grouper tous les Cosaques autour de lui et de poursuivre la lutte. Mais, l’ataman avait perdu son prestige ; les « Vieux Cosaques » refusèrent de se battre pour lui. En outre, Kornil Iakovlev, son éternel rival, négociait avec Moscou et obtenait l’envoi d’un corps de mille dragons équipés selon les méthodes européennes. Finalement, ce furent des Cosaques qui s’emparèrent de RAZINE, de son frère, Frol, et les livrèrent aux Moscovites. Dans quelles circonstances ? Là encore, les contradictions trouvées dans les différentes sources officielles interdisent une réponse certaine.
Selon certains documents, un détachement cosaque, parti le 14 avril 1671 de Tcherkassk, aurait pris d’assaut le fort Kagalnik. D’après d’autres textes, RAZINE et son frère auraient été attirés dans un guet-apens par Iakovlev.
Conduits à Moscou, l’ataman et son frère furent torturés. Supplice de la goutte d’eau, de la flagellation, des charbons ardents sous la plante des pieds, rien ne leur fut épargné.
Le 6 juin 1671, eut lieu, sur la célèbre place Rouge, l’exécution de Stenka, comdamné à être écartelé. Il mourut sans pousser un cri de douleur. Comme son frère sur le point d’être supplicié à son tour faiblissait et demandait grâce, l’ataman, qu’on croyait mort, trouva encore la force de crier : « Tais-toi, chien ! » Ce furent ses dernières paroles…
F.M.
Notes :
1 Gouverneur de province, l’équivalent de notre préfet de région.
2 Devenue Stalingrad puis Volgograd
3 Ancien nom d’Ouralskaïa
4 La Moustache
5 La verste est une ancienne mesure de longueur valant (à partir du xviiie siècle) 1 066,8 mètres
6 Île de Diéniéjna
7 Frère du voïvode Georges Dolgorouki, qui, en 1667, avait pendu le frère aîné de RAZINE.
Alexandre Dumas, Dans son Voyage en Russie, écrit : « RAZINE se présente aux populations comme un envoyé de Dieu, chargé de donner en son nom la justice que leur refusent les grands de la terre. Il est le protecteur des faibles, le libérateur des esclaves, l’ennemi des oppresseurs ; tout ce qui est riche est rançonné, tout ce qui est grand seigneur est proscrit. L’argent de la noblesse est répandu parmi les pauvres »
Il reprend par ailleurs le thème de son lien d’amour dans La colline de la jeune fille :
Amoureux de la fille d’un noble, le bandit se déguise en marchand de bijoux et se présente au château du père de celle qu’il aime, il n’ose poursuivre son chemin, de peur, dit-il, d’être volé par RAZINE, il réclame l’hospitalité. Le noble, sans défiance, la lui accorde ; la jeune fille, curieuse, demande à voir les bijoux. C’était après la prise d’Astrakhan, après le pillage de la Perse ; le bandit possédait les merveilles des Mille et une Nuits. Le seigneur qui donnait l’hospitalité à RAZINE, tout riche qu’il était, ne l’eût point été assez pour acheter la dixième partie des trésors du bandit. RAZINE les donna pour rien, ou plutôt il les vendit à sa fille au prix qu’il voulait les lui vendre.
Huit jours s’écoulèrent ainsi ; au bout de huit jours, RAZINE annonça son départ à la jeune fille ; celle-ci, tout à son amour, offrit de partir avec lui. Alors, RAZINE lui avoua tout, lui dit qui il était, et à quel danger elle s’exposait en suivant un bandit capricieux, fantasque, dépendant plus encore de ses compagnons que ses compagnons ne dépendaient de lui. A tout ce que put dire RAZINE, elle répondit : « Je t’aime ». Les deux amants partirent ensemble.
Bibliographie
P. Gaspard, RAZINE, l'Aigle de la Volga, Denoël, 1988.
Maurice Joucla, RAZINE, éd. Aubanel, 1972.
Mikhaïl W. Ramseier, Cosaques, éd Nemo, 2009.
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