Comme le note Henri Kissinger dans son livre « Diplomaties », « Au XVIIe siècle, la France de Richelieu introduisit la conception moderne des relations internationales fondées sur l’État-nation et déterminées par la recherche de l’intérêt national comme but ultime. » Depuis, dans l’Histoire, trois attitudes se sont confrontées. La première a été le réalisme politique, de Richelieu, de Metternich et de Bismarck, qui ont tous trois servi leur pays sans faire de celui-ci le porteur d’une idéologie, mais en réalisant la mise en place d’un ordre international qui lui fût favorable et dont il serait un pilier.
La seconde attitude a été caractérisée par la volonté de répandre une idéologie dont le chevalier est une nation. C’est bien sûr le Président américain Wilson qui incarne le mieux cet idéalisme. L’Amérique jugeait le réalisme politique immoral et désirait substituer à l’équilibre des forces un ordre fondé sur des principes démocratiques, comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. D’une manière particulièrement brouillonne, Napoléon III a, lui-aussi, mis notre pays au service de principes en contribuant à l’unité de l’Italie et à celle de l’Allemagne. Il est assez facile de souligner la supériorité du réalisme sur l’idéalisme.
Les traités signés à l’issue de la première guerre mondiale se sont inspirés des idées de Wilson, et ont abouti à la catastrophe. Quant à la politique étrangère de Napoléon III, elle a été l’une des plus calamiteuses de notre histoire. Enfin, la troisième attitude consiste à utiliser l’idéologie pour satisfaire des intérêts nationaux. Le communisme a été l’instrument de la puissance de l’URSS, mais cette volonté de puissance à l’extérieur a aussi été le poison qui, à l’intérieur, a tué le système politique qu’elle transcendait. Les Etats-Unis ont souvent avec habileté confondu leurs visées hégémoniques avec une croisade morale et humaniste. Mais en fait la politique étrangère américaine a alterné et parfois superposé les différentes attitudes. Réalisme de Nixon, idéalisme mou de Carter, intérêts économiques et stratégiques américains défendus au nom de la liberté des peuples et de l’intégrité des territoires au Koweit après l’invasion irakienne, puis intervention brutale en Irak sans mandat de l’ONU : les Etats-Unis offrent une palette très riche des motivations et intentions qui inspirent une politique étrangère depuis le besoin de sécurité énergétique jusqu’à la satisfaction d’une partie de l’électorat national, et sans compter les contradictions éventuelles entre le Président et le Congrès, voire entre les élus et « l’État profond ».
L’idéalisme des néoconservateurs et leur croisade contre le communisme et pour la démocratie ressemble aujourd’hui à un mouvement prolongé par sa force d’inertie dans un paysage totalement modifié. L’utilisation des musulmans les plus fanatiques financés par les régimes les moins démocratiques qui soient pour abattre l’URSS, puis les alliés de la Russie, en Asie, au Moyen-Orient et dans les Balkans, a été suivie par l’illusion d’une démocratisation des pays arabes alors qu’il s’agissait d’une réislamisation, soutenue par l’argent du Golfe et une Turquie nostalgique de l’Empire ottoman. Le monde paye aujourd’hui le prix de cette stratégie erronée. Avec Trump, c’est le réalisme qui est de retour, c’est la fin des rêves missionnaires et la priorité donnée au pays. Le lâchage des Kurdes pour rapatrier les troupes afin de protéger les frontières américaines plutôt que celle qui sépare la Syrie de la Turquie est un signe massif, et même provocateur, de cette politique. Avec une certaine désinvolture, le Président américain, toujours aussi surprenant, a indiqué que des soldats resteraient en Syrie près des champs pétroliers. Dans un pays qui ne les a pas invités, et sans mandat, une telle déclaration est d’un cynisme sans complexe. Reste à savoir si cette politique sera prolongée au-delà d’un mandat qui s’achève dans un an.
Le champion du réalisme politique est évidemment Vladimir Poutine. Celui-ci est à la tête d’un pays qui n’est plus porteur d’une idéologie. La renaissance de l’orthodoxie, le patriotisme et le conservatisme sociétal le rendent sympathiques à beaucoup d’hommes et de femmes qui, en Occident, se disent de droite.
Toutefois, la Russie a gardé les anciennes amitiés de l’URSS, notamment en Amérique latine : stratégie plus qu’idéologie. Le but est évidemment de maintenir la place du pays dans le concert international voire de rétablir en partie la puissance de l’URSS, mais c’est surtout l’habileté des actions entreprises qui est remarquable, alliant une grande souplesse à une brutalité soucieuse d’efficacité. Sa récupération de la Crimée ou son sauvetage de l’armée syrienne ont été des coups de maître. Certes la Russie est exclue du G8, ce dont Poutine se moque, puisqu’il est au G20, et que, pour lui, le G7 ou 8 est obsolète. Mais, au Moyen-Orient, il est le seul à parler à tous les autres, de Téhéran à Tel-Aviv.
L’accord conclu à Sotchi entre la Turquie et la Russie est un modèle de réussite. Poutine obtient d’Erdogan que celui-ci cesse son offensive en territoire syrien et se contente de contrôler les 120 km de frontières qu’il occupe déjà. Ce sont les troupes syriennes qui vont assurer la garde du secteur frontalier avec la Turquie et celui de la zone tampon qui sera parcourue par des patrouilles russes et turques. Les Kurdes sont apparemment les victimes de cet accord, mais d’abord, ils sont minoritaires, y compris dans la vaste région qu’ils avaient conquise avec l’aide occidentale.
Et il est probable qu’ils préféreront la protection de Damas et de Moscou plutôt que celle, très incertaine, des Occidentaux. Les Arabes qui habitent le Nord-est de la Syrie n’ont envie d’être dominés ni par les Turcs, ni par les Kurdes, ni par les djihadistes. Le retour de la souveraineté nationale de l’État syrien ne peut qu’être apprécié. Poutine a permis à Erdogan de sauver la face, et il a du même coup enfoncé un coin entre ce dernier et l’OTAN. La France et l’Europe ont été négligées par tout le monde, encore que le Président russe ait été très courtois avec le Français. Depuis le début du printemps arabe et de la guerre en Syrie, les Occidentaux se sont lourdement trompés au nom d’un idéalisme manipulé par les islamistes. Trump en a pris acte et pense que la majorité des électeurs américains préférera le retour des « Boys » plutôt qu’une nouvelle guerre pour sauver les Kurdes, qui, d’ailleurs ne sont plus en danger.
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