Retour à Tchaïkovski… D’abord parce qu’il est difficile de le quitter ; mais surtout parce qu’il nous dit quelque chose qui dérange notre confort intellectuel au sujet des opéras du grand Wagner :
« Forcer des gens à écouter pendant quatre heures une symphonie interminable qui, si riche qu’elle soit de couleurs orchestrales, manque de clarté et d’orientation dans la pensée ; pendant toutes ces heures faire chanter à des chanteurs des mélodies qui n’ont pas d’existence indépendante mais sont constituées de notes appartenant à la musique symphonique (certaines de ces notes, encore que très hautes, se perdent souvent dans le tonnerre de l’orchestre) […] Wagner a transporté le centre de gravité de la scène à l’orchestre… »
Nous ne sommes plus capables d’accepter ce reproche, tant est grande la réputation –amplement méritée, bien sûr - du Maître de Bayreuth. Mais au fond, la question demeure : est-ce que Tchaïkovski a raison ou tort d’écrire cela ? Relisons bien ces lignes, et comparons avec ce que nous connaissons des dramaturges lyriques contemporains de Wagner : Verdi par exemple, évidemment, le premier qui nous vienne à l’esprit, ou les Italiens en général.
Sans doute l’harmonie de Wagner est-elle sublime – Tchaïkovski le reconnaît volontiers – mais sous sa plume, le chant convient-il toujours à l’opéra ? Que peut-on répliquer au maître russe quand il dit que « Wagner a transporté le centre de gravité de la scène à l’orchestre » ? C’est la pure vérité, quand bien même le résultat est musicalement prodigieux…
Écrire pour l’opéra a toujours présenté une difficulté première : qui doit l’emporter, du chanteur ou de l’orchestre ?
Je veux dire : lequel des deux doit faire l’objet de plus d’attention de la part du compositeur ?
La réponse n’est pas facile, parce qu’il est tellement tentant, quand on est devant toutes les promesses d’une partition d’orchestre, d’en tirer le plus de plaisir possible, de chercher à le faire sonner autant que si l’on écrivait une symphonie, plutôt que de le cantonner à un rôle d’accompagnateur. Quitte, en effet, à prendre le risque, au pire, d’entendre la masse orchestrale couvrir la voix, ou au mieux, que la voix s’y confonde.
On reprochera la même chose à Hans von Bülow quand il était chef d’orchestre à Zurich : de diriger un opéra comme une symphonie, dans laquelle les chanteurs devaient se frayer un passage. C’est qu’il avait été à bonne école, lui le disciple de Wagner, dont on sait à quel point il a été fasciné par son maître. Évidemment, la tentation est grande de se contenter de répondre à Tchaïkovski que rien ne l’empêchait de proposer mieux. Et c’est ainsi que l’on oublie la question, qui reste entière et mérite aujourd’hui encore d’être posée.
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